La fracture des qualifications

Jean Gadrey  • 18 octobre 2007 abonné·es

Les débats en cours et à venir sur l’emploi et le travail ont parfois tendance à placer au second rang la question des qualifications, au bénéfice d’enjeux évidemment très importants comme la sécurité de l’emploi, le sort des chômeurs ou la durée et les conditions de travail. Pourtant, il y a lieu d’être aussi inquiet pour le premier de ces thèmes que pour les autres. On peut s’en rendre compte avec un rapport publié cette année par le Centre d’analyse stratégique, sur la prospective des métiers et des qualifications jusqu’en 2015. Une prospective préoccupante.

L’inquiétude concerne surtout le dualisme ou la « bipolarisation » des qualifications et des emplois. D’un côté, on s’attend à une poursuite de l’expansion du groupe des employés dits non qualifiés, dont le nombre augmenterait de 15 % d’ici à 2015, soit 462 000, avec des métiers en vive expansion : assistantes maternelles et aides à domicile, aides-soignantes… En France, le nombre d’emplois non qualifiés avait diminué d’environ 500 000 entre 1984 et 1994, conduisant les experts à prédire leur extinction progressive, en relation avec le recul de l’emploi industriel et avec l’avènement de la « société de la connaissance ». Or, à partir de 1994, l’emploi non qualifié est nettement reparti à la hausse (+ 1,1 million entre 1994 et 2004). Il y a aujourd’hui 5,7 millions d’emplois salariés non qualifiés, dont 3,6 millions d’employés. Même si d’autres explications existent, les politiques successives d’allégements de cotisations sociales sur les bas salaires ont incité à créer de tels emplois (de plus en plus souvent à temps partiel) et à laisser les salariés correspondants en bas de l’échelle.

D’un autre côté, les emplois très qualifiés connaîtraient une expansion aussi nette, en particulier ceux des cadres (+ 14 %, soit 654 000 emplois ajoutés). Et, note le rapport, « l’emploi très qualifié de demain se développe sur des métiers occupés actuellement surtout par des hommes » . Autant dire qu’avec ce scénario l’égalité professionnelle des femmes et des hommes va reculer, vu que, à l’opposé, les métiers d’employés « non qualifiés » de demain sont occupés à plus de 90 % par des femmes, à 60 % à temps partiel, sans perspectives de progression, et que ce n’est pas leur expansion sous leur forme dévalorisée actuelle qui risque d’y favoriser la mixité… Ce scénario d’inégalités croissantes n’est pourtant pas une fatalité. Il existe des pays, au Nord de l’Europe, qui n’ont pas emprunté cette trajectoire dualiste, bien que les emplois de services aux personnes y soient plus développés que chez nous. Comment y réfléchir en France ?

Il faut avoir en tête que les emplois dits non qualifiés sont pour la majorité des emplois de service aux qualifications bien réelles mais non reconnues et non rémunérées. Toutes les études indiquent que, pour aider des personnes âgées dépendantes ou s’occuper de jeunes enfants ou de personnes handicapées, de multiples compétences sont mobilisées, techniques et relationnelles, exigeant initiative et responsabilités. Mais, parce que ces compétences sont plus ou moins considérées (à tort) comme des qualités féminines (naturelles ou acquises dans la sphère familiale), rien ne vient les valider. Or, des expériences étrangères (Québec, pays nordiques) montrent que des démarches d’équité salariale fondées sur de nouvelles grilles d’évaluation du travail permettent de rendre visibles les compétences en jeu dans ces emplois de service, mais aussi leur pénibilité, les temps de transport, les formations nécessaires. Ces emplois cessent alors d’être « non qualifiés ». On suit une trajectoire de professionnalisation. Ces expériences sont transposables, si la volonté politique existe.

Il faudrait évidemment y consacrer des moyens publics importants. Il faudrait aussi en finir avec le système du « gré à gré » (où la personne aidée est l’employeur direct) pour ces activités, car seule l’insertion de ces salariés dans des « organismes employeurs qualifiants » fournit les conditions d’une professionnalisation, de la lutte contre le temps partiel subi, de l’aménagement des horaires, etc. Un tel ensemble de mesures serait un considérable pas en avant pour réduire la « fracture des qualifications », mais aussi pour faire progresser l’égalité professionnelle des femmes et des hommes, dans un domaine où les besoins sont immenses et ne peuvent être durablement satisfaits par des emplois précaires à temps partiel. La politique des « petits boulots Borloo » et des scandaleuses déductions fiscales pour l’emploi de salariés à domicile va exactement en sens inverse. On peut s’attendre à pire dans les mois qui viennent. Puisqu’il est question de revoir le « logiciel » de la gauche, il serait bon d’y intégrer ces préoccupations, en liaison avec le monde associatif.

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