« Les pouvoirs injectent de la croyance et du rêve »

Philosophe, professeur détaché
au Muséum national d’histoire naturelle, directeur
de l’Institut Charles Darwin International, Patrick Tort* analyse
la résurgence actuelle
du religieux face à Darwin et à la science de l’évolution.

Ingrid Merckx  • 18 octobre 2007 abonné·es

Vous participez les 19 et 20 octobre au colloque organisé par le Snes sur le thème « La théorie de l’évolution : entre remise en cause et instrumentalisation ». Comment comptez-vous introduire le débat ?

Patrick Tort : D’abord, en précisant qu’une résurgence supplémentaire du créationnisme n’est pas un phénomène scientifique, et n’a donc aucun pouvoir de « remise en cause » dans l’univers de la recherche. Dans les laboratoires du monde entier, l’étude de l’évolution se développe sur des bases darwiniennes et produit de nouvelles positivités. Nous nous trouvons en fait devant une régression religieuse et antiscientifique apparemment multiforme, mais aux manifestations convergentes, puissantes et organisées, qui a sa source d’influence majeure aux États-Unis. Elle réactive et promeut une série de courants aussi divers que le fondamentalisme biblique des évangélistes américains, l ‘Intelligent Design et le fixisme d’Harun Yahya, prosélyte musulman turc qui attaque les fondements de la paléontologie et de la biologie moderne de l’évolution pour leur substituer le dogme de la création divine de chaque forme vivante dans son état définitif.

Qu’elle soit chrétienne ou musulmane, cette offensive traduit le même rebroussement de la pensée. Nos grands monothéismes sont tous créationnistes, et leur actuelle complémentarité montre qu’il y a un accord fondamental entre eux pour combattre le matérialisme de Darwin. Mais il n’y a rien de nouveau , ni dans le contenu, ni dans la structure, ni dans la finalité de ces courants : l ‘Intelligent Design , par exemple, n’est que l’axe central de la plus vieille théologie naturelle.

Comment expliquer ce retour du religieux face au domaine scientifique ?

Essentiellement par une confusion facilement exploitable entre les ravages planétaires du capitalisme et le matérialisme démystificateur des sciences sur lesquelles repose l’essentiel de ce que l’on nomme le « progrès ». La science paie la facture de son utilisation « bestiale » par le marché. Il y a eu cependant, à l’intérieur de l’Église catholique, avant 1920, un certain nombre de « progressistes », comme le jésuite Robert de Sinéty, qui ont dit de la théorie de l’évolution qu’elle était beaucoup plus « qu’une simple hypothèse » . Jean-Paul II a repris la formule. Aujourd’hui, ne pouvant reconnaître sans se perdre la vérité entière de la théorie évolutive, l’Église se replie sur les positions providentialistes de Teilhard de Chardin, paléontologue catholique qui a tenté de conjuguer vérité de l’évolution des organismes et maintien de la croyance. Le teilhardisme, d’abord combattu par la hiérarchie catholique, est le compromis finaliste derrière lequel elle s’abrite aujourd’hui : l’évolution y est gouvernée par un sens prescrit, alors que pour le darwinisme le mouvement évolutif n’obéit à aucune loi transcendante ; on va, certes, dans le sens singe-homme et non dans le sens inverse, mais cette direction n’a été ordonnée par personne. Le changement évolutif se construit à mesure que le vivant et son milieu règlent leurs rapports ; et la direction, ni prescrite ni prédite, ne s’aperçoit que lorsque l’homme cherche à étudier l’histoire de la nature pour observer le chemin parcouru. On ne la connaît qu’en se retournant.

Pourquoi cette intensification actuelle des idéologies anti-darwiniennes ?

On observe ce type de résurgences en certains moments critiques de l’histoire. L’époque contemporaine assiste impuissante à l’hyperdéveloppement meurtrier d’un système de production qui engendre un désespoir rationnel. L’avenir parle de souffrance et de renoncement : or, chaque fois qu’un système de domination affronte cette évidence, les pouvoirs, pour durer, réinjectent dans la société de la croyance et du rêve. Cela a donné par exemple le New Age , responsable du fameux « réenchantement du monde ».

La renaissance providentialiste contemporaine survient en une période où le capitalisme mondialisé produit en réalité tant de désenchantement social et individuel qu’il est obligé de sécréter des pare-feu d’illusion. Prenant en compte par ailleurs la nécessité grandissante d’être convaincants sur le plan de la rationalité, certains mouvements créationnistes ont décidé de « vendre de la science ». Des stratégies de contamination et d’infiltration de la communauté scientifique sont orchestrées par quelques porteurs agissant à la façon des « créationnistes scientifiques » qui sévissent aux États-Unis. En France, le mouvement a été pris en main par un certain Jean Staune, animateur de l’Université interdisciplinaire de Paris (voir page 7). C’est un phénomène malheureusement assez invasif.

En France, le débat pourrait-il s’engager entre ceux qui veulent distinguer l’activité scientifique et les croyances personnelles, et ceux qui veulent les associer ?

Il y a parmi mes collaborateurs du Dictionnaire du darwinisme des catholiques pratiquants. Mais ils opèrent une distinction, de principe et de fait, entre leur activité scientifique et leurs croyances. C’est une sorte de pacte de non-agression réciproque assurément préférable à la confusion. Reste que cette juxtaposition existe à l’intérieur d’une même conscience, scindée entre un matérialisme rationnel nécessaire et une affectivité croyante qui souhaite et déclare y échapper. À quel prix psychologique cette cohabitation dissociée est-elle possible ? La tension schizophrénique qui se crée à l’intérieur des individus correspond exactement à la pathologie globale qui frappe les États-Unis, partagés entre un scientisme réductionniste (la sociobiologie, qui soumet les comportements sociaux à des déterminants biologiques) et une croyance créationniste globalement antiscientifique, mais psychologiquement et idéologiquement compensatoire. Cette structure bipolaire nous est imposée en vertu des lois sociologiques de l’imitation, parce qu’elle est la structure dominante de la nation dominante.

Qu’en est-il du succès du « darwinisme social » et des liens entre créationnisme et libéralisme ?

Le « darwinisme social » (que Darwin combattait avant la lettre) est la doctrine (due à Spencer) suivant laquelle il ne faut pas intervenir en faveur des pauvres, des faibles et des déshérités parce que la sélection naturelle doit poursuivre dans la société la tâche « d’amélioration » qu’elle accomplit dans la nature. L’hyperlibéralisme a fait fructifier ce type d’idéologie caractéristique de la société américaine, par ailleurs policée depuis sa fondation par les pasteurs. À la périphérie des États-Unis, nous subissons identiquement cette bipolarité.

Les doutes qui frappent le darwinisme s’expriment au nom d’une résistance à une pensée unique et du droit de contester. Le darwinisme est-il contestable ?

C’est précisément parce que la théorie darwinienne est une théorie scientifique qu’on en discute encore dans la science , et qu’à partir d’elle on construit de nouveaux horizons de pensée. Mais, tombant dans le piège des anti-darwiniens, on utilise dans ce débat un vocabulaire politique. Dirait-on que la chute des corps relève de la pensée unique ? Une vérité scientifique n’est pas une question de démocratie. Nul n’a le droit de faire croire que chacun est libre de penser ce qu’il veut en science comme il le peut en politique. Reagan a voulu, au nom d’un libéralisme décérébré, la parité du darwinisme et du créationnisme dans les écoles. Dès que l’on considère, au nom de la « liberté », que l’on peut rejeter une théorie dont est issue une partie de la biologie moderne, on glisse dans une effrayante confusion entre la science et la politique, et on fait du même coup un usage politique de la science. On ne vote pas pour la chute des corps. On ne vote pas pour la théorie de l’évolution.

Comment expliquer la fortune des idées anti-darwiniennes ?

Les médias ont une large part de responsabilité dans la propagation des idées créationnistes. C’est pourquoi il faut fournir les bases d’une réinstruction du regard critique, qui ne doit pas s’adresser seulement aux chercheurs et aux enseignants, mais à tous ceux qui transmettent et diffusent. Les universitaires ont pris conscience du problème trop tard. Ils ne se rendaient pas compte qu’un jour leurs étudiants les attaqueraient sur ces questions. Quand le phénomène s’est produit, ils ont compris que des gens formés à la pensée scientifique étaient aussi la cible d’autres influences, et ne savaient plus faire le partage entre vérités contrôlables et propagande. On pensait que le problème était limité aux États-Unis, que nous n’aurions jamais de procès du singe en France. Mais, en février, l’Atlas de la création est arrivé dans nos écoles. Les milieux enseignants et laïques ont réagi. Mais la laïcité est un objectif minimal, non un horizon. Elle est ce qu’il faut défendre pour défendre également le libre exercice de la rationalité et de la science. Il nous appartient aussi, dès que les religions reprennent l’offensive, de construire les stratégies d’une contre-offensive victorieuse.

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