Les mots pour le pire

Le sociologue Alain Bihr publie « la Novlangue néolibérale », décryptage salutaire du discours médiatique et politique dominant.

Michel Husson  • 15 novembre 2007 abonné·es

La «~novlangue~» du titre fait évidemment allusion au 1984 de George Orwell. Alain Bihr voit en effet d’étroites correspondances entre le discours néolibéral et celui de la société totalitaire imaginée par l’écrivain. La première figure est l’inversion de sens : dans le monde de 1984 , un slogan affirme par exemple que « la liberté, c’est l’esclavage ! » ; dans le nôtre, on pourrait lui trouver comme équivalent : « La réforme, c’est la contre-réforme ! » La seconde figure est l’oblitération de sens, qui vise à faire disparaître des mots (et donc des choses) gênants. La référence constante aux « charges sociales » permet de faire oublier qu’il s’agit de la part socialisée du salaire, et c’est aussi un moyen de « se mettre en position de contester la légitimité de ce prétendu surcoût » .

Cette langue est aussi « la langue du fétichisme » . Elle cherche à imposer une représentation du monde qui inverse les déterminations, en faisant passer les rapports sociaux comme des rapports entre choses. C’est sans doute la clé de l’idéologie néolibérale, qui repose sur le primat de l’économique : il y aurait des lois économiques quasiment naturelles déterminant ce qui est socialement possible. Vouloir les enfreindre ­ par exemple en augmentant les salaires ou en réduisant le temps de travail ­ revient à commettre un contresens économique qui conduit forcément à de sévères retours de bâton. Il s’agit donc d’un discours de soumission à un ordre social présenté comme immuable et intangible. Le discours néolibéral est toujours une violence exercée sur les dominés, redoublée souvent de leur stigmatisation : il suffit de penser à l’argumentation sur le chômage « volontaire » ou sur l’« inemployabilité ».

Le livre d’Alain Bihr est organisé en 18 chapitres thématiques ­ allant du capital humain à la société civile en passant par les fonds de pension et l’individualité ­ et conclut sur un croustillant petit dictionnaire des idées reçues. À propos de la dette publique, on y trouve par exemple : « S’en indigner. C’est un gouffre sans fond ! […] Pester contre les impôts et les prélèvements obligatoires en général, qui dissuadent de travailler et d’entreprendre. » De tels propos de comptoir sont après tout le point d’arrivée, la forme vulgarisée et intériorisée du discours dominant. Le chapitre correspondant fournit alors un argumentaire pédagogique qui démonte pas à pas les fondements de ce discours et révèle son substrat social. En l’occurrence, la dette publique est engendrée par les cadeaux fiscaux faits aux riches, à qui elle procure de surcroît une véritable rente d’État. Ce ne sont donc pas les générations futures qui paieront cette dette, mais les contribuables les moins fortunés d’aujourd’hui.

Un mérite supplémentaire de cet ouvrage est de ne pas s’en tenir au discours économique stricto sensu , mais de l’élargir à la philosophie sociale qu’il fonde. De ce point de vue, l’entrée « individualité » montre bien comment l’exaltation formelle de l’ « indépendance personnelle » est compatible avec une « dépendance impersonnelle » accrue. Ce livre offre à ses lecteurs une critique du néolibéralisme synthétique, claire et rigoureuse. Par les temps qui courent, c’est un outil indispensable.

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