Les imposteurs du vin

Jonathan Nossiter publie un essai dénonçant le diktat
des experts en vin, dont celui du critique américain Robert Parker. Pour mieux résister au snobisme et aux duperies.

Jean-Claude Renard  • 20 décembre 2007 abonné·es

Sur le mode de la comédie noire, on se souvient de cette remarquable description anthropologique autour du vin, Mondovino , documentaire réalisé par Jonathan Nossiter en 2004. Le film n’avait pas manqué d’éloges ni de critiques puisqu’il dérangeait tous les puissants d’une cosmogonie aussi enivrante en alcool qu’en monnaie. Le Goût et le pouvoir n’est pas la version écrite de Mondovino . L’ouvrage en possède le même esprit, avec ses multiples facettes. À commencer par une observation sur l’identité du vin : un lien privilégié avec le temps, le seul vecteur qui transmette une mémoire personnelle et commune, « l’expression d’un lieu, de l’histoire d’une civilisation locale et de l’histoire de son rapport à sa nature propre (son sol, son climat) » . De quoi abreuver un attachement au terroir chez Nossiter, pas réactionnaire, loin de là, mais manifestant plutôt « la volonté d’avancer vers l’avenir en demeurant solidement enraciné dans un passé collectif » .

Cela dit, si le vin possède sa vérité fondamentale, le fameux sang de la terre, il est aussi, souligne Nossiter, « un éminent agent de prétentions, de snobismes et de duperies » . L’auteur se charge précisément de dénoncer les impostures, économiques et intellectuelles. C’est tout l’intérêt de son livre, qui se refuse à être un guide. Parce que « le vin, c’est se tromper » . Parce que l’auteur s’érige contre la loi des soi-disant experts ; ce qui ne l’empêche pas d’ouvrir sa cave aux lecteurs, de citer d’excellents flacons à moins de dix euros, de lancer quelques invites à le suivre dans telle ou telle cave parisienne, ou de saupoudrer son récit de commentaires cinglants sur les politiques de Bush, Berlusconi et Sarkozy.

Têtes d’affiche des impostures, critiques et oenologues, cavistes et sommeliers, dans un univers où les professionnels bluffent les amateurs, eux-mêmes bluffant les innocents. Il n’y a qu’à lire ces lignes de Robert Parker, critique américain, auteur d’un guide éponyme, le plus couru au monde : « Un vin massif, énorme, densément coloré, exhalant un bouquet de cassis mûr mêlé d’arômes de goudron chaud, de sauce au soja et de boisé vanillé. Visqueux, riche, très plein et concentré au palais, gorgé de tanins doux, ce Lynch-Bages est solidement charpenté, extraverti, d’une intensité confinant à la décadence. » Du pur jus extirpé des Monty Python. Parker ne brille pas que par un phrasé halluciné. Il est aussi celui qui a créé le système de notation sur cent points. Des points repris dans les campagnes de marketing et généreusement distribués aux seuls amis.

Le copinage n’est pas réservé à Parker. Idem en France au guide Dussert Gerber , à la Revue des vins de France , à peine mieux au Guide Hachette des vins , au Wine Spectator aux États-Unis, au Decanter en Grande-Bretagne. Des liens étroits entre producteurs, négociants et critiques, visibles à travers les publicités pour des vins chroniqués sur une autre page.

Autre cible de Nossiter, Michel Rolland, l’oenologue le plus influent du monde, du Chili à l’Inde en passant par le Brésil et la moitié des châteaux de Pomerol. En Argentine, il a créé des « produits viticoles généralement agréables au palais, interchangeables, et dénués de toute origine ou identité perceptible » . Au Brésil, il a fait passer l’entreprise Miolo de 50 000 bouteilles par an à cinq millions, transformant la culture locale du vin en industrie sans identité, propre à satisfaire le marché international. Tout vaut tout tant que le commerce suit. Quand Parker s’associe à Rolland, cela donne un cocktail détonant, articulé entre le goût et le pouvoir. Dans ce petit monde du vin, on observe que le même attaché de presse exerce pour une grande cave parisienne (Lavinia) et pour les clients de Michel Rolland, et que les critiques voyagent aux frais des domaines dont ils vont parler.

Voilà pour ceux qui font la pluie et le beau temps au-dessus des vignes. Guère mieux du côté des cavistes et des sommeliers : « Plus ils parlent des arômes farfelus et de la technique incompréhensible du vin, plus ils vous dominent et vous empêchent de formuler une réaction. » De pleines bordées comme ça, pour lesquelles Nossiter prône la défiance. Autre cible : les supermarchés. Ainsi, au magasin Auchan de la porte de Bagnolet, à Paris, les appellations, comme partout ailleurs, sont représentées par des vins de marque. On y trouve aussi des vieux millésimes, « pour flatter les gens qui veulent montrer l’étiquette » , en même temps qu’Auchan profite de leur ignorance et encourage leur snobisme. Le chef de rayon y justifie la priorité : « Que le producteur, le négociant ou la coopérative soit suffisant en volume pour alimenter le magasin toute l’année. »

L’indicateur de base n’est pas la qualité mais la quantité. Foin des cultures sensées et de la biodynamie. Bref et cul sec : entre la malhonnêteté des guides et des critiques, l’arrogance des cavistes et le fourre-tout des grandes surfaces, quelle place reste-t-il ? Celle de l’éducation. Comme l’éducation au cinéma ou à la littérature. Et, pareillement, ça ne s’improvise pas.

Idées
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