Bataille pour un service public

Alors que les abus de la gestion privée sont désormais notoires, le retour des services de l’eau en régie municipale fait débat dans la campagne. Mais de nombreux élus restent frileux.

Patrick Piro  • 28 février 2008 abonné·es

À Cabourg, le dossier de la gestion de l’eau va peut-être coûter sa place au maire sortant, l’UMP Jean-Paul Henriet. En 2001, l’opposition socialiste, qui dispose pour la première fois de trois conseillers municipaux, décide de mettre le nez dans le contrat liant la ville à la multinationale Veolia depuis 1989, et pour trente ans. L’un des plus scandaleux de France, estime Marc Laimé, observateur chevronné [^2]. En dix-sept ans, le prix de l'(eau a été multiplié par quatre, il est deux fois plus élevé qu’à Dives, de la même communauté de communes. L’association « Cabourg pour tous », qui rassemble toute la gauche locale et animée par Daniel Cesselin, tête de liste PS pour la mairie, lance une pétition : « Je demande aux candidats aux élections municipales de mars 2008 de s’engager à renégocier le contrat de concession de l’eau et de tout faire pour revenir à la régie directe [^3]. » Signée par près de 1 400 personnes, un tiers des 4 000 habitants recensés ! « Les gens trouvent enfin un débouché politique à leur colère » , constate Daniel Cesselin.

Illustration - Bataille pour un service public


Bertrand Delanoë visite en avril 2007 la nouvelle usine d’affinage des eaux de l’aqueduc de l’Avre à Saint-Cloud. DEMARTHON/AFP

Dans un tract consacré au dossier, le maire accuse son concurrent de désinformation et juge hasardeuse toute rupture de contrat, que sanctionneraient des indemnités « colossales » . Maladresse fatale : il y cite la condamnation de Neufchâteau à payer 1,7 million d’euros pour avoir congédié la CEO, filiale de Veolia, au profit d’une régie municipale [^4]. Jacques Drapier, maire PS de la commune vosgienne (8 500 habitants), se fend d’une réponse cinglante, dont il autorise la diffusion par Daniel Cesselin dans les boîtes aux lettres de Cabourg : « Monsieur le maire, sans doute mal conseillé par Veolia, vous vous êtes permis de dénigrer ma commune dans un de vos tracts. […] Je n’admets pas que l’exemple de ma ville serve à désinformer des citoyens et à vous blanchir de votre propre gestion. »

Car à Neufchâteau, le retour en régie municipale a permis une baisse de 30 % du prix de l’eau, un gain de 1 066 euros (en six ans) par habitant et la réalisation de 6,5 millions d’euros de travaux délaissés par la CEO. La ville, à qui la firme réclamait initialement 7,3 millions d’euros, a non seulement fait appel de sa condamnation, mais attaque en justice son ancien prestataire pour faux en écriture. À Cabourg, totalement débordés, le maire et deux de ses adjoints ont finalement signé la pétition de Daniel Cesselin !

Paris, Toulouse, Rennes, Avignon, Quimper, Brest, Issoudun, Lille, Briançon, etc. À l’occasion des municipales, c’est par dizaines que sont remontés à la surface les dossiers empoisonnés de la gestion de l’eau par le privé (
[^5]. En effet, conséquence de la loi Sapin de 1993, qui mettait de l’ordre dans la passation des marchés publics, des milliers de contrats de délégation arrivent à échéance lors de la prochaine mandature municipale. Dont le plus important de France, qui lie jusqu’en 2010 les 144 communes du Syndicat des eaux de l’Île-de-France (Sedif) à Veolia.

Depuis 2000, des dizaines de batailles ont été lancées par des associations locales, et spectaculairement gagnées dans des villes comme Grenoble, Bordeaux, etc., pour obtenir des baisses de tarif, des remboursements de provisions indues, et même le retour en régie municipale des services de l’eau. Elles ont démontré aux équipes municipales qu’elles étaient loin d’être démunies face à leurs prestataires, dont le poids économique et l’opacité des pratiques laissent souvent les édiles découragés. Lors de son congrès, en novembre dernier, l’Association des maires de France organisait pour la première fois un débat contradictoire sur les modes de gestion de l’eau. Sur fond de polémiques publiques, alors que deux enquêtes explosives de Que choisir (en 2006 et 2007) ont révélé les profits indécents réalisés par les gestionnaires privés.

Dès octobre 2007, à bonne distance des échauffements de campagnes, Bertrand Delanoë, maire sortant de Paris, s’était d’ailleurs empressé d’annoncer le retour, s’il est réélu, à une gestion publique de l’eau dès 2009, échéance des contrats passés avec la Lyonnaise et Veolia [^6]. À Toulouse, qui a signé avec Veolia en 1990 pour trente ans, le collectif Eau secours 31, qui dénonce des surfacturations et un vice de légalité du contrat, recueille les fruits de sa pression : toutes les listes de gauche se sont prononcées en faveur d’un retour en régie publique. Dont le socialiste Pierre Cohen (PS-PC-Verts-PRG), qui pourrait battre l’UMP Jean-Luc Moudenc. « Ce dernier encense la gestion de Veolia, alors que la droite n’a jamais engagé aucune renégociation, comme le contrat l’autorise pourtant à le faire tous les cinq ans ! » , dénonce Claude Marc, secrétaire d’Eau secours 31.

Frilosité ? Manque de pugnacité ? Accointances entre les politiques locaux et ces énormes opérateurs que sont Veolia et Suez ? Le retour à la gestion publique est cependant loin de provoquer un franc clivage gauche-droite dans le pays.

ÀQuimper, l’affaire des canalisations éclatées du quartier du Braden a fragilisé la fin de mandat de la municipalité UMP, qui a soutenu pendant des années son prestataire Veolia contre les évidences
[^7]].
La liste des Alternatifs à la municipale a donc saisi l’occasion pour demander aux autres candidats d’opposition de se prononcer sur un retour en régie en 2011, date d’échéance du contrat Veolia : les communistes et les écologistes les soutiennent, mais personne n’en fait un préalable. Notamment les Verts, qui se rallieront au second tour au PS, largement favori et mené par le revenant Bernard Poignant, qui refuse de « faire de l’idéologie » en s’engageant sur ce dossier. « Il était déjà resté silencieux quand la Cour des comptes avait révélé 12 millions d’euros de surfacturation des Quimpérois par Veolia ! » , rappelle Édouard Ryckeboer, habitant du Braden et candidat des Alternatifs à la cantonale de Quimper 2.

Même neutralité bienveillante du PS à Rennes, où le bras de fer sur le dossier de l’eau occupe en revanche le devant de la scène à dix jours du premier tour. Il faut dire que la liste verte compte dans ses rangs Christophe Montgermont, syndicaliste FO, l’une des bêtes noires de Veolia, qui l’a licencié de son poste de comptable, où il était « formé à contourner les règles » .

La ville est liée à l’entreprise (ex-Générale des eaux) depuis près de cent vingt ans, record d’ancienneté en France. En 2003, un audit lancé à l’initiative des Verts montre qu’un retour au public conduirait à une baisse d’au moins 10 % des prix de l’eau. Une investigation révèle que Veolia a mis de côté 3,35 millions d’euros qui auraient dû servir à des travaux, non exécutés. Malgré un débat virulent, la municipalité socialiste vote pourtant la reconduction du contrat en 2004, se contentant d’aménagements mineurs, et passant l’éponge sur le remboursement des sommes indûment provisionnées…

En pleine campagne municipale, les Verts ont lancé un véritable réquisitoire contre Veolia, montrant notamment qu’il reste à Rennes, en raison des travaux ajournés, 10 000 branchements d’eau en plomb, source de saturnisme, et des canalisations vieilles de plus de 50 ans ­ 40 % des ruptures de branchement sont dues à la corrosion. Les pratiques comptables illégales sont légions, comme ces « frais de structures » sans justificatifs, refacturés plus d’un million d’euros aux usagers, ou ces multiples charges internes à l’entreprise répercutées sur leur facture… « On n’invente rien, tout provient de documents de Veolia » , précise Christophe Montgermont. Un audit de l’entreprise montre ainsi que le service de l’eau arrive bon dernier au baromètre de la satisfaction des usagers rennais.

Daniel Delaveau, dauphin socialiste du maire sortant Edmond Hervé, et largement favori pour prendre sa suite, n’en démord pourtant pas : la délégation de service reste pour lui le meilleur choix. Christophe Montgermont espère que sa liste (8 à 10 % des intentions) améliorera sa position afin d’arracher un infléchissement lors d’une négociation d’entre-deux tours. « Et si le PS persiste à faire l’autruche, nous irons jusqu’au tribunal pour dénoncer les dérives. »

[^2]: Animateur du site .

[^3]: Une gestion municipale.

[^4]: Voir Politis n°986 et n°893.

[^5]: C’est la situation pour les trois quarts des usagers français, dont 39% ont affaire à Veolia et 22% à Suez Environnement (la Lyonnaise).

[^6]: Voir Politis n°975.

[^7]: Une expertise judiciaire vient de valider les accusations de l’Association des habitants du Braden, qui a déposé dans la foulée un recours en justice [[voir Politis n°983 et n°939

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