« Créer son emploi pour s’en sortir »

Le microcrédit a la faveur des politiques sociales et des médias. Ancien président d’Épargne sans frontière et membre du conseil scientifique d’Attac, Jacques Cossart décrypte cet engouement en France.

Thierry Brun  • 28 février 2008 abonné·es

Loué pour son rôle dans la lutte contre le chômage, le microcrédit fera l’objet d’une opération nationale lors de la prochaine édition de la Semaine du microcrédit, prévue du 3 au 7juin. Une impressionnante campagne médiatique accompagne d’ores et déjà cette initiative lancée par l’Association pour le droit à l’initiative économique (Adie). Comment analysez-vous ce phénomène ?

Jacques Cossart : Le prix Nobel de la Paix décerné en 2006 à Muhammad Yunus, et « sa » Grammeen Bank au Bangladesh, a constitué une sorte de consécration de la microfinance dans le monde. Le « banquier des pauvres », et son action, était ainsi mondialement reconnu. Un microcrédit vise à accorder un prêt à quelqu’un en faveur de qui les services bancaires traditionnels n’interviendraient pas. En France, l’Association pour le droit à l’initiative économique (Adie) a mis en place, selon ses statistiques, plus de 51 000 prêts à l’origine de quelque 53 000 emplois. L’engagement et la persévérance, depuis bientôt vingt ans, de la présidente-fondatrice de l’association, ne sauraient être remis en question. De la même manière, de nombreux bénévoles participent à ce travail. Leur dévouement et le service rendu à ceux qui ont bénéficié des prêts consentis sont indéniables ; l’Adie nous apprend que la pérennité des unités créées se situe au même niveau que ce que l’on constate, en France, pour les micro-entreprises, soit environ 60 % au bout de deux ans. Tant mieux pour ces 53 000 personnes. En revanche, imaginer que la microfinance puisse être un remède pour combattre le chômage serait particulièrement audacieux. Mais, au-delà de ce vain espoir, qui n’est d’ailleurs pas véritablement soutenu par ses promoteurs, se pose plus fondamentalement la question du ressort socio-économique sous-jacent qui est utilisé : pour s’en sortir, il faut créer son propre emploi !

Illustration - « Créer son emploi pour s’en sortir »


René Carron, président du Crédit agricole, et Muhammad Yunus, fondateur de la Grammeen Bank. PIERMONT/AFP

Le discours promu à gauche comme à droite consiste à expliquer que les exclus du système bancaire peuvent devenir des acteurs économiques à part entière et créer leur emploi. Qu’en pensez-vous?

Il serait éminemment dangereux de faire croire qu’avec un peu de bonne volonté les millions de chômeurs officiels en France et les millions de personnes en sous-emploi non voulu pourraient retrouver une occupation satisfaisante. Sans réforme profonde du système économique général, toute la microfinance du monde ne changera rien ! Sans doute avez-vous raison d’évoquer ce discours promu à droite comme à gauche, à la condition de préciser qu’il s’agit d’une certaine gauche : celle qui s’en remet aux seuls marchés pour « améliorer » la situation. Il faut bien prendre en compte la réalité, qui veut que, en France comme au sein de l’Union européenne, ce sont selon les propres chiffres de la Commission européenne, plus de 12 points de PIB annuel qui, depuis le début des années 1980, se sont déplacés dans la valeur ajoutée vers le capital au détriment du travail. C’est là la cause des revenus qui baissent. Alors, le microcrédit offre, pour les défenseurs du système mais pas forcément pour les professionnels de la microfinance, l’avantage déterminant de ne pas toucher aux bases de l’organisation actuelle ; tout à rebours puisqu’il vise à faire entrer dans le système bancaire ceux qui en sont exclus. Depuis bien avant l’arbre Société générale, cachant la jungle bancaire, l’immense majorité des Français savent parfaitement ce qu’ils peuvent attendre de la banque. Sans doute, la microfinance, en France, n’a-t-elle pas promu un système comparable aux désormais célèbres subprimes états-uniens, il n’empêche que là-bas, on faisait croire que le salut viendrait du « marché », immobilier en l’occurrence.

Microcrédit et lutte contre la pauvreté vont-ils de pair?

La situation, en France, si elle ne peut guère apporter une solution globale, n’a rien de scandaleux, évidemment. Il en va tout autrement dans les pays du Sud, y compris le Bangladesh. Plusieurs raisons font que, indépendamment de la bonne foi de nombre de salariés et de bénévoles engagés dans ces actions, la situation est souvent catastrophique. Si on peut croire l’Adie quand elle nous dit que les prêts accordés servent à la création d’une activité économique, qu’en est-il au Sud ? L’immense majorité des microcrédits est accordée comme une sorte de palliatif aux accidents de la vie ­ particulièrement nombreux et graves quand on est pauvre ­ pour remplacer l’intervention de la Sécurité sociale, de l’enseignement public, etc. Bien sûr qu’un père de famille burkinabé ou bengalais est prêt à s’endetter pour envoyer son enfant à l’école, voire à l’hôpital ou, pire, pour assurer ses obsèques ! Serait-ce là le chemin de la réduction de la pauvreté ? En second lieu, non seulement la microfinance au Sud ne promeut pas, ou très peu, l’activité économique, mais encore est-elle consentie sur une très courte période, qui s’estime en mois, voire en semaines, pour un coût exorbitant. Il n’est pas rare, en effet, de trouver des taux annuels supérieurs à 30 % l’an. Sait-on qu’en Afrique subsaharienne des dispositions législatives ont été prises « en faveur » de la microfinance pour qu’elle ne tombe pas sous les coups de la réglementation contre l’usure ? Au Sud, malheureusement, la microfinance est un engrenage supplémentaire d’asservissement, qui, de surcroît, désigne souvent à la vindicte de la communauté celui qui n’honorerait pas le contrat souscrit. L’opprobre comme collecteur de fonds !

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