Le côté obscur de Leclerc

Le temps de la Quinzaine du commerce équitable, l’enseigne de grande distribution a vendu de l’artisanat du Sud. Mais à des prix cassés, ce qui fausse les règles.

Philippe Chibani-Jacquot  • 15 mai 2008 abonné·es

Pendant que Michel-Édouard Leclerc vantait sa nouvelle marque distributeur Entr’aide labellisée Max Havelaar, à l’occasion de la Quinzaine du commerce équitable les clients des magasins découvraient de drôles d’objets sur les rayonnages entre un saladier en inox et un égouttoir à vaisselle : des plats en céramique traditionnelle de Colombie, des maracas péruviennes, une tirelire en céramique du Pérou. Prix de vente de cette dernière : 14,99 euros. Soit trois fois moins cher que la même tirelire, fabriquée par les mêmes artisans, vendue par Artisanat SEL, spécialiste de la vente par correspondance de produits équitables et membre de la Plateforme du commerce équitable (PFCE).
La centrale d’achat des magasins Leclerc a passé un contrat ponctuel avec une jeune société d’importation, Etik’Art, dont l’objectif avoué est de référencer des produits équitables dans la grande et moyenne distribution (GMS) : « On va arrêter de faire croire que le commerce équitable coûte dix fois plus cher » , lance Caroline Lubac, la fondatrice. Dix-huit mois après la création, la jeune femme affiche ses premiers résultats : référencement chez Botanic (chaîne de jardineries) et « opération promotion » avec Leclerc, le temps de la Quinzaine. Problème : dans le supermarché francilien que nous avons visité, aucune information ne permet au client d’en savoir plus sur l’identité du producteur ou sur l’équité de la filière. Seul le prospectus précise que ces articles sont fabriqués par des « artisans qui travaillent avec des ONG membres de l’Ifat (International Fair Trade Association) » .

En fait de promotion du commerce équitable, Leclerc fait la promotion des prix cassés. Le spécialiste des prix bas a trouvé en Etik’Art le candidat idéal pour réduire les coûts : Caroline Lubac travaille à son domicile avec un salarié, elle bénéficie d’un entrepôt à titre gratuit et devrait se verser son premier salaire prochainement.
Et puisqu’il est question d’image, Leclerc vend les produits à prix coûtant, sans marge. « On peut atteindre de tels prix sur des commandes one shot, concède Yves Turquais, directeur d’Artisanat SEL, mais cela décrédibilise la démarche de développement durable, qui envisage la pérennité des structures, au Nord comme au Sud. »
Mieux encore. La fameuse tirelire péruvienne aurait dû être vendue 19,90 euros. Mais « une erreur du logiciel de simulation des prix de Leclerc » , selon Caroline Lubac, a affiché l’objet sous la barre des quinze euros. Pour éviter de « bloquer les ventes » , la gérante d’Etik’Art a préféré baisser son prix de vente et abandonner sa marge, plutôt que d’afficher un erratum en magasin.
Un dernier élément fausse le jeu de la comparaison des prix entre réseaux spécialisés et grande distribution. Le cours du dollar, monnaie de facturation avec le Pérou, s’est énormément déprécié par rapport à l’euro ces derniers mois, réduisant mécaniquement le prix d’achat au producteur sur une commande ponctuelle. Chez Artisanat SEL, les commandes sont planifiées un an à l’avance afin d’assurer une visibilité pour les producteurs.
Par cette opération très ponctuelle, Leclerc voulait démontrer sa capacité à « rendre accessible le commerce équitable au plus grand nombre » , l’enseigne n’a réussi qu’à troubler le jeu en déroutant les règles d’une relation commerciale durable tant au Sud qu’au Nord.

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