Le temps de l’utopie

Les premières années du quotidien « Libération », ou l’invention d’un autre journalisme.

Jean-Claude Renard  • 15 mai 2008 abonné·es

Le titre a son pesant de provocation : « Franco : alors, ça vient ? » On est en novembre 1975. On ne peut guère être plus clair. En soi, le titre de Libération résonne comme un manifeste et s’inscrit contre la bienséance journalistique. Le premier numéro paraît le 22 mai 1973. Le journal se veut libre, indépendant. Sans chef ni publicité, et le même salaire pour tout le monde, du rédacteur en chef au livreur. Dans ses murs, une flopée de jeunes chevelus, gauchistes, anars, poètes, libertaires.

Le journal reflète les mutations d’une époque, né de différents canards : Révoltés, le Pavé, la Cause du peuple . À sa fondation, Jean-Paul Sartre en est le directeur de publication, et Jean-Pierre Vernier, qui dirigeait auparavant l’APL, une agence de presse, en est le rédacteur en chef. Autour de Vernier, quelques têtes comme Serge July, Philippe Gavi. « Une nef des fous » , se souvient aujourd’hui Gavi. Au début de l’année 1973, l’idée de créer Libé prend forme, sans le sou. Une souscription est lancée. Elle obtient sept cent mille francs (contre un million espéré). Les œuvres d’Arman participent au financement, la réputation de Sartre également. Le miracle se produit enfin.

Programmé dans le cadre de Mai 68, le documentaire de Patrick Benquet retrace, entre archives et entretiens, les premières années de Libé . « Un vaisseau ivre dans un caniveau » , considère encore Philippe Gavi, coauteur du film, replaçant le journal dans le flot tumultueux d’alors. Un méli-mélo ­d’amateurisme, de bonne humeur, ­d’idéaux. À la une du canard vont s’enchaîner la promotion de l’herbe (« l’appel du 18 joint »), le « vrai art nouveau » articulé autour des sabotages en tout genre, où tout est permis, surtout l’illicite. Libé soutient Lip, les luttes féministes, combat l’ordre judiciaire (la « Chronique des flagrants délits »), les conditions d’incarcération, milite contre la peine de mort. S’y ajoutent le courrier des lecteurs et les petites annonces, véritables expressions de tous les fantasmes.

La marque Libé : un style à la fois grave et ironique, avant de rompre avec les origines gauchistes à la fin de la décennie 1970. Une rupture marquée par l’assassinat d’un patron par la bande à Baader, le journal renvoyant dos à dos les autorités et les terroristes. En 1981, après quelques mois d’interruption,Libé se « professionnalise ». July obtient les pleins pouvoirs. Fin de l’utopie, Libé passe à autre chose.

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