Caméra aimante

Avec « D’un mur l’autre », à l’opposé des clichés, Patric Jean propose un regard optimiste sur l’immigration.

Jean-Claude Renard  • 18 septembre 2008 abonné·es

De Berlin à Ceuta, frontière sud de l’Europe, enclave espagnole au Maroc. Un mur est tombé, une clôture se construit. En voix off, le réalisateur donne le ton : « L’Europe se rêvait blanche et pure. Mais ni les murs, ni les drapeaux, ni les clôtures, ni les frontières ne parviendront plus à nous séparer. Le monde entier vient chez nous. Telle est notre richesse. »
C’est cette victoire que Patric Jean célèbre joyeusement, le long d’un road-movie personnel qui s’entame en Allemagne, se pose en Belgique, s’arrête à Paris, s’étire jusqu’en Espagne. Autant d’étapes vers le Sud, autant de rencontres d’hommes et de femmes bien vivants, sortis de l’anonymat grâce à une caméra portée par un acte d’amour ; des individus, poursuit le réalisateur, « dont le seul point commun est d’avoir migré pour être là où je les trouve, installés depuis hier ou depuis quarante ans. Je traverse des frontières visibles ou disparues, obsolètes ou en construction, entre les nations ou entre deux quartiers, entre deux cours d’école où l’on ne parle pas la même langue. »

À l’image, se suivent quelques figures. Ullah est Pakistanais, installé à Berlin bien avant la chute du mur. Il vend des bibelots sur les lieux historiques. Des bribes du passé croisées à un présent marqué par le déracinement, l’éloignement familial, mais résolument optimiste. Même philosophie de vie chez Antonio, vieux mineur d’origine sarde, longtemps noirci dans les entrailles du charbon belge, se méfiant de toute nostalgie.
Née en Roumanie, Irina a circulé en Europe avant de voir sa caravane familiale se garer sous un métro aérien parisien. Avec la vie devant elle pour espérer « avoir une maison comme tout le monde ». Un rêve que pourrait caresser Ibrahim, jeune Congolais diplômé, parvenu en Espagne après une semaine de pirogue (à presque une centaine de clandestins sur une embarcation de vingt mètres). Entre le rêve et la réalité, c’est pas gagné.

À l’intérieur de ce road-movie de l’immigration, deux scènes qui participent des frontières, au-delà des douanes, des papiers, ou en deçà : la première est tournée dans les quartiers nord de Marseille, où des promoteurs s’affairent à la construction de charmantes villas au pied des barres d’HLM. Un autre univers dans un espace confiné, ensoleillé, frisant le foutage de gueule. Sans scrupule, et en toute innocence. La seconde livre la nostalgie colérique d’un aubergiste ouvertement franquiste et raciste.
Aux costauds témoignages de ces êtres « aux poches trouées, aux mains pleines », exemplaires, illustratifs, entrecoupés des Variations Goldberg et de l’Aria de Bach, Patric Jean, auteur en 2003 de la Raison du plus faible , ajoute des images formellement remarquables, rappelant parfois celles de Nanni Moretti dans Journal intime : des paysages urbains, des voies express, des gares de triage, des périphériques, des cours d’eau, des lignes de RER, des docks, des immensités maritimes.

Des immensités qui mènent au bout du voyage, toujours accompagnées des partitions lancinantes de Bach, au bout de cette galerie de portraits, souvent jubilatoires, achevée sur les plans d’une vaste clôture de grillages, ponctuée de miradors. La boucle se bouclant alors, avec la voix d’un « Soir 3 » crachant des nouvelles toujours recommencées : « Des centaines de candidats à l’exil, des émigrants africains, sont aujourd’hui livrés à eux-mêmes, vivant dans des conditions misérables en plein désert marocain, après avoir été expulsés d’Espagne. » L’acte d’amour prend alors son coup de plomb dans l’aile. Comme si la chance que représente l’immigration était définitivement vouée à la négation des Blancs arrogants, simplement parce qu’ils sont Blancs. Et les autres Noirs.

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