L’Angleterre des « hard sixties »

La galerie David-Guiraud, à Paris, expose une partie du travail de John Bulmer. Des images superbes d’un pays en mutation industrielle, il y a une quarantaine d’années.

Jean-Claude Renard  • 13 novembre 2008 abonné·es

Plus dure sera la chute. En attendant, restent des mines, le charbon, le cambouis, des ouvriers encore, des longues bordées de baraques en briques, du pavage sur lequel les mouflets terrassent le temps, ­s’amusent un peu, des moments à étendre le linge, des jours de foot dans les tribunes d’un stade, ­d’autres sur le terrain boueux, des cheminées crachant une fumée grisâtre, des sorties de vestiaire après le boulot, chibre au clair et serviette à l’épaule. Ça transpire les fringues rapiécées, les pintes de bière, le crachin, l’humidité, le froid des matériaux où domine le sens de la disparition, le sentiment d’absence dans toute image. Un individu perdu dans la foule, un autre plongé dans un brouillard faible, un autre encore qui traverse une rue déserte, et dont le passage semble un dérangement. Le regard morne des habitants se met au diapason des paysages. Sans commentaire, l’image se cale dans un point de vue social, avec tact et sans grandiloquence, sans négliger l’esthétisme dans la composition. À cru.
À l’orée des années 1960, l’ère des « hard sixties » , et jusqu’au mitan des années 1970, John Bulmer fixe sur l’argentique le nord de l’Angleterre, installé dans le post-industriel déjà, les mutations économiques, les reconversions inéluctables. La fin des haricots, le court-bouillon qui se prolonge. Dans un silence pesant, le ciel « bas et lourd » plombe l’image, jusque dans ces gradins d’un stade de Manchester gavés de supporters. Visages discernables et perdus dans une « solitude peuplée », selon l’expression de Deleuze, malgré un moment de fraternité.

À l’occasion du mois de la photographie, la galerie David-Guiraud, à Paris, propose une quarantaine ­d’images de John Bulmer. Des reportages en noir et blanc et en couleur qui renvoient aux premiers pas du photographe, quand il exerce pour le Daily Express , le journal anglais qui utilise alors le plus la photographie, multiplie la publication de reportages. Ont suivi d’autres expériences, avec Town Magazine , autour de la mode, puis le Sunday Times , premier canard anglais à publier un supplément en couleurs. Au cours des années 1970, ce dernier change de politique éditoriale pour s’orienter essentiellement vers la mode et le fait divers. Bulmer se détourne alors de la photo pour le film documentaire, au caractère largement ethnologique, tournant en Afrique. Ses dernières réalisations sont Une fiancée de Me’en, Coutumes et modernités chez les Surma, le Miel de Sheko et La graisse est belle [^2].

Les photographies de Bulmer sont ainsi rarement exposées, pourtant bien inscrites dans l’école anglaise des années 1960, renvoyant directement aux premiers films de Ken Loach, de Kes à Family life . Dessein commun. Plus dure sera donc la chute. Car à cette tristesse humble qui tient encore debout vont succéder les années Thatcher. L’ouvrier n’a qu’à bien se tenir, gamelle en poche au petit matin. Ère postindustrielle sans industrie.

[^2]: Le documentaire La graisse est belle, consacré aux jeunes femmes et aux méthodes de mariage en Ouganda, est diffusé sur Arte ce lundi 17 novembre, à 18 h 05.

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