Vive Obama !

Bernard Langlois  • 13 novembre 2008 abonné·es

Oh, nous ne sommes pas sans entrailles, non, non, croyez pas ça !
Car il faudrait assurément un cœur de pierre pour n’être point sensible à l’élection de Barack Obama, pour ne pas vi­brer avec ces foules en liesse, rester indifférent à ces pleurs de joie sur le visage du vieux combattant Jesse Jackson, et sur tant d’autres visages connus ou inconnus, noirs, blancs, cuivrés, jeunes, vieux, entre deux âges, hommes ou femmes : un ­peuple, le plus bigarré qui soit.
En tout cas, une partie de ce peuple, qui s’est retrouvée majoritaire dans l’urne, et de façon incontestable, pour choisir le renouveau.

Le renouveau ? Sans doute, si l’on veut bien considérer que les États-Unis ­d’Amérique nous ont imposé, durant les deux mandats de George Dubbleyou, ce qu’ils avaient de pire en magasin. C’est à cet héritage désastreux que l’électorat américain a tourné le dos, plus qu’il ne l’a tourné à McCain, l’héritier malgré lui.

Plus qu’il n’a choisi Obama ? Diriez-vous que, contre l’éléphant républicain, n’importe quel âne porteur des reliques démocrates aurait été élu ? C’est bien possible, et ce constat doit aviver l’amertume d’Hillary Clinton et de son clan. Car, en fait, c’est bien la primaire démocrate qui constitue le vrai triomphe du sénateur de l’Illinois, celle d’un outsider contre l’appareil du parti, ses barons, sa nomenclature. On n’ira pas jusqu’à dire que ce n’était plus, après, que formalité et promenade de santé : tout a été dit sur l’excellence de la campagne elle-même, la sophistication de la machine de guerre mise en place par un entourage performant, et (c’est le plus troublant…) cette avalanche d’un fric qui ne venait pas majoritairement de la tirelire du militant de base, tant s’en faut. Le charisme du candidat a fait le reste, et son habileté à jouer à la fois sur sa spécificité métisse et à la faire oublier par un discours largement consensuel. Barack Obama a joué et gagné sur tous les tableaux, dans le registre humaniste dont les excès et les crimes des sortants lui avaient garanti ­l’usage exclusif. Fort bien.
Alors, tous ensemble : « Viva Obama ! » ; et que personne ne nie que cette victoire d’un homme de couleur au pays de l’esclavage, de la ségrégation raciale et du Ku Klux Klan soit un formidable symbole.

SAUVEUR

Mais rien qu’un symbole. Consentez, je vous prie, dans votre joie sympathique et encore sous la douche de tous ces bons sentiments qui dégoulinent des antennes, qu’on jette un peu du froid de la raison.
Sans même avoir à énumérer tous les obstacles qui attendent le nouvel élu sur la voie d’un renouveau (de la guerre à la crise, ils sont présents dans tous les esprits), et à supposer même qu’il entende les surmonter, faire d’Obama une sorte de messie planétaire capable de sauver l’humanité en crise serait du plus haut comique, si ce n’était inquiétant quant à la lucidité de l’espèce, toujours en quête d’un sauveur suprême.
Comment dit la chanson, déjà ? Ah ! oui : « Ni Dieu, ni César, ni Tribun ! »

DE L’ÉMOTION

La politique de l’émotion
[^2] est rarement pertinente. Tout citoyen doté d’un certain âge et d’une mémoire encore en état de marche devrait en être vacciné. Pour n’en prendre que deux exemples choisis dans le temps de ma génération, en France (et à rebours) :

– 21 avril 2002 : Jospin éliminé de la présidentielle à l’issue du premier tour. C’est pour la gauche un traumatisme, non pas sans précédent (en 1969, déjà, la déroute du tandem Defferre-Mendès laissait face à face Pompidou et Poher, c’est-à-dire la droite et le centre-droit), mais inédit depuis trente ans. Circonstance aggravante : ce n’est pas un brave pépère sénateur en pantoufles qui allait disputer son trône au sortant (Chirac), mais le représentant honni de l’extrême droite, le président du Front national, le Borgne satanique, l’incarnation du Mal : Jean-Marie Le Pen. Comme si ça ne suffisait pas d’être viré du premier tour en la personne de son représentant, tout le PS comme un seul homme [^3] – et bien d’autres encore, sur sa gauche comme sur sa droite – se donnait le ridicule d’appeler, dès la classique soirée télévisée du 21, à voter Chirac pour « faire barrage » à l’Affreux ; les médias faisaient chorus, avec France Inter pour donner le la. Et nous vécûmes la manif’ la plus unanimiste depuis des lustres, qui rassembla tous les « antifascistes » dans la rue, en appelant « le Chi » de ses vœux.
On s’en souvient peut-être, j’avais personnellement dans ces colonnes défendu l’abstention, dans un premier papier à chaud, assurant que le danger Le Pen était imaginaire et arguant que Chirac n’avait nullement besoin de nos voix pour être réélu ; sur la double pression de la rédaction et de nombreux lecteurs, j’ai dû la semaine suivante me rallier au vote Chirac, sur le thème : « On ne va pas se fâcher pour ça » , en ajoutant mezzo voce, en Galilée du pauvre, mon : « Et pourtant elle tourne… »
Combien ont regretté par la suite, s’étant ainsi laissés aller à l’émotion, d’avoir voté à droite pour la première fois de leur vie ?
– 10 mai 1981 : je n’ai pas participé à la liesse (humide) de la Bastille, pour la bonne raison que je couvrais alors l’événement – le deuxième tour de la présidentielle et la victoire attendue de Mitterrand sur Giscard – à Château-Chinon, en compagnie du candidat de la gauche et de sa suite. Dès 18 heures, scènes d’allégresse et cham­pagne sur la place devant Le Vieux Morvan. « On a ga-gné ! »
C’est peut-être à ce souvenir-là que nous renvoie avec le plus de pertinence l’avènement de Barack Obama. Derrière ce beau produit (bronzé, comme dit l’autre) de la méritocratie américaine vont en effet entrer à la Maison Blanche tous les exclus, les laissés-pour-compte, les humiliés, les « minorisés » de la société américaine, et au-delà, de l’Empire. Vont entrer, ou plutôt : croient qu’ils vont entrer, toute l’ambiguïté de la politique émotionnelle est là. En France, le 10 mai 1981, c’est la classe ouvrière qui allait au paradis : rendez-vous compte, un quart de siècle que la gauche était exclue du pouvoir ! Et François Mitterrand avait eu le bon goût (l’habileté…) de réunir toute la gauche et même de faire leur place aux communistes, on n’allait tout de même pas bouder notre plaisir !
Nous en étions persuadés, quelques réticences que nous avait inspirées le parcours sinueux du nouveau président : derrière ce grand bourgeois transcendé par sa fonction et pénétré de la grandeur de sa tâche, ­c’était le peuple de France, celui des ­chaumières et des humbles travaux, qui entrait à ­l’Élysée. Pour être juste, il y eut quelques beaux mois et des avancées qu’on ne regrette pas, ne serait-ce que l’abolition de la peine de mort. Puis, assez vite, tout partit en quenouille, d’un recul l’autre, d’un scandale l’autre : de Pelat en Tapie, de Nucci en Barril… Affaires de fric, ­affaires d’État, basse police, suicides. Le mitterrandisme – deux fois sept ans, quand même ! – n’avait eu besoin de personne, pas même de la presse, pour être jeté aux chiens.

Ainsi va la politique de l’émotion, qui nous exalte parfois, ou parfois nous révulse. Dans un cas comme dans l’autre, rarement à bon escient.

P.-S. : Un lecteur de toujours, par ailleurs ardent défenseur de la chanson française de qualité, me demande de vous faire savoir que le Forum Léo-Ferré, lieu d’excellence sis à Ivry-sur-Seine, programme six soirées de récital de Jacques Bertin (avec Laurent Desmurs au piano et Guy Raimbault à l’accordéon, les 14, 15, 21, 22, 28 et 29 novembre). Forcément, ça va être très beau, et si vous êtes dans le coin, ne loupez pas ça. Attention : mieux vaut retenir vite, c’est déjà affiché complet pour le 22 et le 29. <www.forumleoferre.com>

[^2]: Comme la géopolitique du même métal. C’est le titre d’un essai qui vient de sortir, du politologue Dominique Moïsi : la Géopolitique de l’émotion, Flammarion, 268 p., 20 euros. L’auteur, qui tient que « sans reconnaître l’influence cruciale des émotions, il est tout bonnement impossible de comprendre le cours de l’histoire », en choisit trois – l’espoir, l’humiliation et la peur – pour imaginer, selon celle des trois qui l’emporte, les scénarios heureux ou catastrophiques du futur… Le scénario pessimiste de 2025 (qui serait volontiers le mien) fait froid dans le dos !

[^3]: Lionel Jospin fut un des rares à ne pas se précipiter dans les bras de Chirac, mais finit par s’y résoudre sous la pression de ses amis.

Edito Bernard Langlois
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