La Marche des Beurs, 25 ans après

La Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme de 1983 portait des revendications, toujours d’actualité, que les nouvelles générations de l’immigration peinent à faire entendre. Un dossier à lire dans notre rubrique **Société** .

Olivier Doubre  • 4 décembre 2008
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La Marche des Beurs, 25 ans après

Quels sens peut avoir la commémoration de la Marche « pour l’égalité et contre le racisme », plus connue sous le nom – attribué par les médias – de Marche des Beurs ? Cet événement appartient-il vraiment à une autre époque ou sommes-nous encore dans le même cycle politique et social, où les revendications de la Marche de 1983 n’ont toujours pas été satisfaites ? Force est, en tout cas, de constater que le schéma, ­désormais tristement classique, de la mort d’un jeune issu de l’immigration, où est impliquée la police, entraînant l’embrasement de sa cité se répète régulièrement depuis plusieurs décennies. Déjà en 1996, dans un ouvrage de référence, Violences urbaines (Hachette), les sociologues Christian Bachman et Nicole Le Guennec avaient recensé les révoltes dans les banlieues françaises et mis en lumière ce mécanisme bien rôdé. Et la liste est longue : Vaulx-en-Velin (1990), Mantes-la-Jolie (1991), Garges-lès-Gonesse (1994), Nanterre (1995), Dammarie-les-Lys (2001), sans oublier celles de 2005…

Illustration - La Marche des Beurs, 25 ans après

Départ de la Marche à Marseille, le 15?octobre 1983.
Ciot/AFP

Avec cette Marche, qui débute le 15 octobre 1983 à Marseille et se termine en fanfare en réunissant près de 100 000 personnes à Paris, c’est en effet une figure politique quasi inconnue qui acquiert pour la première fois une visibilité devant l’opinion publique : la « deuxième génération d’immigrés ». Devant le succès de la Marche, les médias s’en emparent en la dénomment rapidement « Marche des Beurs », ce qui réduit son caractère politique. Les marcheurs revendiquent au contraire leur appartenance à la société française et exigent, face aux crimes racistes et à la violence de la police, la reconnaissance de leurs droits de citoyens. Nombre de ces jeunes font là leur premier pas dans une démarche collective et revendicatrice. Quelques-uns sont toutefois plus politisés (notamment certaines filles), ayant fréquenté les milieux autonomes (et féministes) issus des années 1970. Mais ce qui les rassemble tous est d’abord la volonté de prendre la parole à la première personne, ainsi qu’une certaine méfiance vis-à-vis des organisations politiques ou antiracistes qui, par le passé, se sont souvent exprimées en leur nom. C’est la force et la nouveauté de cette initiative : l’affirmation de ces jeunes en tant que sujets politiques autonomes.

Professeur de sociologie à l’université de Metz, ayant il y a peu codirigé (avec Abdellali Hajjat) un ouvrage sur l’histoire des luttes de l’immigration en France au XXe siècle [^2], Ahmed Boubeker faisait partie à l’époque d’un comité de soutien de la Marche près de Lyon. Pour lui, cette aventure a véritablement marqué le passage d’une époque à une autre : « La Marche a permis à la société française de prendre conscience de sa dimension multiculturelle. Un peu comme Mai 68 avait transformé les mentalités vis-à-vis de la jeunesse. C’est donc, je crois, un événement de portée symbolique majeur pour la fin du XXe siècle en France. » Socioéconomiste, membre des Indigènes de la République, Saïd Bouamama [^3] a lui aussi soutenu l’entreprise depuis la région de Lille et partage la même analyse : « La Marche pour l’égalité et contre le racisme a été le premier moment d’expression de cette deuxième génération de l’immigration post-­coloniale, avec d’abord la revendication de la citoyenneté. Le plus important fut sa dimension d’auto-affirmation, même si l’on craignait déjà les récupérations politiques. » Après leur arrivée à Paris, même s’ils sont fiers d’être reçus à l’Élysée par un président Mitterrand qui prend de court ses conseillers en octroyant la carte de résident de dix ans automatiquement renouvelable, les marcheurs ressentent ce risque d’instrumentalisation qui, entre autres, motive leur désir de poursuivre la lutte. Ce sera Convergence 84 : cinq trajets à mobylette convergeant vers Paris en passant par de nombreuses cités du pays… « La seconde marche, en 1984, avait une couleur politique beaucoup plus extrême gauche, reconnaît Ahmed Boubeker, qui participa à l’organisation du départ de Marseille via Lyon, alors que le PS, vu le succès de l’année précédente, avait essayé de nous approcher. » En vain. Toutefois, parmi les 60 000 personnes présentes au rassemblement à l’arrivée, organisé symboliquement place de la République à Paris, un petit groupe vend des badges en forme de petite main, avec l’inscription « Touche pas à mon pote ». C’est le début de SOS Racisme, que Farida Belghoul, l’une des figures de Convergence 84, qualifie de « rouleau compresseur, vu les énormes moyens qu’ils ne vont pas tarder à obtenir » . Contactée par Julien Dray et Harlem Désir, qui lui proposent la présidence de l’association qu’ils sont en train de monter, elle refuse catégoriquement « de devenir la beurette de service de SOS » , mais comprend vite que les médias et les politiques n’auront plus d’yeux que pour cette nouvelle association, dont on sait aujourd’hui, notamment grâce aux mémoires de Jacques Attali, alors conseiller de François Mitterrand, comment son lancement fut préparé au plus haut niveau de l’État. Et, après son discours très applaudi ce 5 décembre 1984, où elle mettait justement en garde les participants contre la confiscation de leur parole à peine conquise, observant les quelques vendeurs de petites mains, Farida glisse à Ahmed Boubeker : « Tu vois ces gens-là, c’est eux qui vont nous récupérer »…

De fait, le slogan de SOS Racisme induit l’idée d’un protecteur qui prend la parole pour protéger son « pote ». Un « pote » qui aura de moins en moins voix au chapitre. La lucidité de Farida Belghoul ne sera pas démentie. « Avec ma position dans Convergence, j’aurais pu faire carrière. Mais j’ai refusé et me suis retirée pour devenir prof en banlieue dans un lycée professionnel. Ma place est là : enseigner aux jeunes les plus défavorisés. » Constatant combien leur situation s’est, depuis, aggravée, elle a récemment décidé de s’engager à nouveau en créant une association, REID, « Remédiation éducative individualisée à domicile », qui lutte contre l’illettrisme en très forte hausse parmi ces jeunes.
Depuis la canalisation de leurs revendications par SOS Racisme – qui réunit plusieurs centaines de milliers de personnes à Paris en juin 1985 –, on peine à voir éclore une expression nouvelle, à la première personne, de ces nouvelles générations. Comme l’écrivait Abdellali Hajjat (dans son ouvrage avec Ahmed Boubeker), par rapport aux années 1980, « le contraste avec les révoltes de 2005 est saisissant. Alors qu’il s’est agi des révoltes les plus massives de l’histoire des banlieues françaises, force est de constater que leur débouché politique semble introuvable » . Pour Ahmed Boubeker, la situation apparaît pire qu’il y a vingt-cinq ans : « Alors que les problèmes sont souvent les mêmes, avec la police ou sur le marché du travail, les jeunes issus de l’immigration post-coloniale aujourd’hui sont encore plus éloignés de leurs racines. Ils ne se sentent pas vraiment français ni vraiment “beurs”. À cela, s’ajoute une absence quasi totale de connaissance des luttes du passé. » Et le sociologue de souligner, dans un ouvrage récent [[Les Guerres de mémoires. La France et son histoire, Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir.), La Découverte, 336 p., 20 euros.
N. B. : Le film Douce France, la saga du mouvement beur, de Mogniss H. Abdallah (80 min., 1993), sera projeté le 5 décembre à 19h30 à la librairie Ishtar, 10, rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris.]], la nécessité impérieuse et urgente de la réappropriation de cette histoire : « C’est le préalable de la reconnaissance : se reconnaître soi-même comme enraciné dans une lignée, comme héritier putatif d’une expérience de l’histoire dominée »…

[^2]: Histoire politique des immigrations (post)-coloniales. France 1920-2008, Amsterdam, 320 p., 19 euros (cf. Politis, n° 1012).

[^3]: cf. son dernier livre : La France. Autopsie d’un mythe national, Larousse, 224 p., 17 euros.

Société
Temps de lecture : 7 minutes
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