Le gentleman au Leica

Aux premiers temps du photojournalisme, dans l’entre-deux-guerres, Erich Salomon se fait une place à part dans l’intimité des politiques. Une rétrospective exceptionnelle à l’Hôtel de Sully.

Jean-Claude Renard  • 4 décembre 2008 abonné·es

Son parcours, son itinéraire, se lie à l’histoire. La grande. Fleurant aussi le romanesque, avant de virer à la tragédie. Erich Salomon (1886-1944) est fils de banquier berlinois et docteur en droit. Il y a pires conditions pour frayer avec les grands de ce monde. Quand sa riche famille dérouille dans la faillite, il se choisit un métier. Photographe. Il a déjà 42 ans, et c’est déjà 1928. Dix ans durant, il va traverser les frontières, s’immiscer dans les hautes sphères, dans les cercles politiques, culturels et artistiques. En ­gentle­man muni d’une boîte noire.
L’Hôtel de Sully, à Paris, présente une exceptionnelle rétrospective du photographe allemand, avec plus d’une centaine d’images exposées, des documents, des coupures de presse. Passent dans l’objectif Aristide Briand à la tribune de la Société des nations, pour un discours sur le désarmement ; Mussolini recevant le chancelier allemand ­Brüning, à la villa d’Este ; une discussion animée au sein de la délégation française lors de la conférence internationale de Lausanne ; une réception avec Einstein et Ramsay MacDonald ; la réunion des ministres allemands et français à la deuxième conférence de La Haye sur les réparations de guerre ; des politiciens français réunis au Quai d’Orsay ; une garden-party chez Joseph Avenol, secrétaire général de la SDN ; Maître Frey pendant une plaidoirie au tribunal de Berlin…
Autant de contemporains célèbres saisis dans un moment d’inattention, et des instantanés qui livrent les fréquentations, les comportements, la gestuelle d’une certaine société. Ça sent la queue-de-pie, le nœud papillon, le haut-de-forme, les dorures et tentures, l’escarpin fin, les tablées gavées d’argenterie, la coupe de champagne, cigare au bec. Mais, surtout, ce sont là des figures prestigieuses prises dans l’intimité. Le photographe ne tire pas le portrait, studio ou pas, poseur ou pas, il le brosse, dans son élément. Sans manquer de respect.

La marque de fabrique de Salomon, c’est se fondre dans le décor. Élégance suprême. Affaire d’éducation. Il a pour ça son florilège de surnoms. « Maître de la caméra cachée » , « Houdini de la photographie » . Et « le roi des indiscrets » pour Aristide Briand. Il trimbale avec lui deux petits appareils légers, l’Ermanox et le Leica. Deux outils qui s’accommodent des éclairages, ajoutent à la discrétion. Dans cet entre-deux-guerres, le travail de Salomon, correspond à l’essor du photojournalisme, à une époque où la presse se montre friande d’images, où le public en redemande, façon de mettre une tête sur les voix entendues à la radio. Au reste, Salomon sort aussi des circuits politiques pour d’autres chemins. Max Schmeling dans un stage d’entraînement, une soirée à l’opéra de Berlin, une conversation entre Dolores Del Rio, Maurice Chevalier et Ernst Lubitsch, une séance à l’Académie des beaux-arts de Berlin, avec Alfred Döblin et Thomas Mann, Marlène Dietrich au téléphone… D’autres personnalités donc, avec toujours le même « sens du vrai ».
Cornaqué à l’histoire, Salomon, donc. Réfugié aux Pays-Bas en 1933, il est dénoncé pendant la guerre, puis déporté. Et disparaît dans le brouillard d’Auschwitz en 1944.

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