Un esprit de fête

Dans « Chemise
propre et souliers vernis », Jean-Pierre Bodin se fait le doux ethnographe
des bals populaires.

Gilles Costaz  • 22 janvier 2009 abonné·es

Bien souvent, les auteurs de théâtre qui évoquent le milieu populaire ont un regard un peu bourgeois (c’est de là qu’ils viennent) ou revendicatif (ils ont une hargne bien compréhensible). Pas Jean-Pierre Bodin, dont la plupart des spectacles dépeignent sans effort la vie et les rêves de la France profonde. Il n’écrit pas véritablement d’œuvres dialoguées mais des récits – et l’on penserait à l’expression d’Aragon « théâtre-récit » si la référence n’était pas, dans son cas, un peu en porte-à-faux. Lorsqu’on cite le titre de sa première création, le Banquet de la sainte Cécile , quelques dizaines de milliers de spectateurs se souviennent de lui ! Bodin y décrit la journée des musiciens d’une harmonie municipale un jour de commémoration nationale dans un village du Poitou. Des gaffes aux couacs, des dérapages aux moments d’émotion, tout est noté avec un sens grandiose du dérisoire dont il ne faut peut-être pas trop rire…
Il créa en 1994 ce Banquet de la sainte Cécile. Il le joue encore de temps à autre, tant le succès fut faramineux. Près de mille représentations ! Son nouveau spectacle, Chemise propre et souliers vernis, met encore les pieds dans la marmite de musique populaire. Et dans ces bals où femmes et hommes se révèlent tels qu’ils sont et tels qu’ils voudraient être. L’histoire centrale est celle d’un gamin qui veut être accordéoniste et le devient. Longtemps, il joue faux, mais, dit l’auteur, c’est peut-être bien de ne pas jouer tout à fait juste ; une partie de l’auditoire s’y retrouve, danse comme joue le musicien ! Le jeune homme fait des progrès, rejoint d’autres musiciens. Le voilà un maître du piano du pauvre. On va le suivre jusqu’à sa mort, car il appuiera sur ses touches sans répit, tandis qu’autour de lui ses camarades de la petite formation s’accordent ou se désaccordent et que toute une humanité, habile ou maladroite, avide ou délicate, chaloupe pour parader, briller, aimer, oublier, s’enivrer sur tous les modes.
Entouré de trois excellents musiciens qui jouent aussi un peu la comédie (Bertrand Péquèriau, Éric Proud et Bruno Texier), jouant en smoking noir et le nœud pap défait, Jean-Pierre Bodin est d’abord un récitant. Il conte cette série d’aventures qui s’accélèrent, sans que lui change son rythme de conteur détaché, et n’incarne pas les personnages qui défilent. Il les croque en écrivain public qui fait entendre à voix haute son propre style. Il aime le détail, la touche qui fait rire et qui dit tout. Il s’amuse aussi d’un certain hyperréalisme, quand il décrit les marques, les formes, les matières des accordéons.
Le climat de fête populaire, auquel participent les chansons d’Alexandrine Brisson, est soigné, enveloppe le spectateur qui, en fin de spectacle, est invité à avaler du rouge limé et à danser. Au cœur de cet univers de rideaux rouges et de lumières colorées, de tangos et de valses musettes, se tient un ethnologue tendre et élégant qui, dans l’art de rire d’autrui, ne s’accorde jamais le mot de trop.

Culture
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