Clichés d’époques

À travers quatre-vingts images, de 1839
à aujourd’hui,
la BNF propose un panorama des polémiques et controverses suscitées par la photographie.

Jean-Claude Renard  • 26 mars 2009 abonné·es

Aussitôt née, aussitôt controversée. Dans l’été 1839, la photographie oscille entre deux procédés. Le daguerréotype, un positif direct sur une plaque de cuivre, ou bien des positifs directs sur papier, selon l’invention d’Hippolyte Bayard. François Arago, député, opte pour la vente du procédé de Daguerre à l’État français. Bayard couchera sur l’épreuve papier son ressentiment, mettant en scène un autoportrait en noyé. Première polémique, qui augure de la suite, de procès retentissants, querelles, débats et pugilats. Parce que l’image se place au cœur des enjeux éthiques ou strictement légaux. Parce qu’elle s’est installée au carrefour de la liberté d’expression, d’information et de droits individuels. Propice à l’interprétation aussi, parfois confrontée à la censure parce que symbole de pouvoir, sujette à la manipulation, à la destruction.

Suivant un parcours chronologique, étiré de 1839 à 2007, cette exposition de la Bibliothèque nationale de France propose justement, en quelque ­quatre-vingts images, les objets de controverse. Des balbutiements de la photographie aux clichés actuels, couvrant un siècle et demi d’exercices, l’exposition (présentée à Lausanne au printemps 2008) se veut donc ambitieuse. Peut-être trop. Mais ce serait là le défaut de sa qualité.

À laquelle s’ajoute un devoir de lecture. Car, ici, chaque image s’accompagne non pas d’une légende, comme à l’accoutumée, mais d’un texte, d’un volet pédagogique. Qui, quoi, comment, pourquoi ?
Dans une pleine bordée de matériaux, le tableau s’est donc tôt chargé en une béchamel infernale. Qu’on en juge : après l’affaire Bayard et Daguerre tombe la rivalité fraternelle de Félix et Adrien Tournachon, en 1859, pour l’usage exclusif du pseudonyme Nadar. En soi, cette rivalité demeure la première démarche pour la reconnaissance d’auteur. À peine plus tard, en 1862, à la suite d’une image dupliquée et retouchée du comte de Cavour, Leopold-Ernest Mayer et Pierre-Louis Pierson obtiennent des tribunaux que les « dessins photographiques peuvent être le produit de la pensée, de l’esprit, du goût et de l’intelligence de l’opérateur ». Ni plus ni moins qu’un statut juridique d’œuvre d’art. En 1898, Bismarck est photographié chez lui, sur son lit de mort, saisi par effraction par Max Priester et Willy Wilcke. C’est l’image d’un homme ravagé, loin de la dignité entretenue par le fondateur de l’empire allemand. Au tribunal, qui répond à la violation de la vie privée, c’est la première occurrence pour la protection juridique de la personnalité. Avec Chaplin, dont la silhouette aux traits caractéristiques est copiée, ce sera la reconnaissance du statut d’œuvre originale, soumise au droit d’auteur.

Ça tient à peine debout la photo, encore mineure face à la peinture, les voûtes, pilastres et colonnes d’une architecture millénaire. Ça ne l’épargne pas de remous, au fil des décennies, des clics et des plaques. Contenant en elle-même sa flopée de ressacs, façon poil à gratter, son poids de glop-glop ou de pas-glop, pas-glop.

Se succèdent ici la suppression de Lejov aux côtés de Staline, dans un cliché de 1930, retouché en 1940, véritable esthétique de la disparition, la mort d’un soldat républicain espagnol, par Capa, soulevant la question de l’authenticité, la propagande nazie, à travers les images parisiennes d’André Zucca (exposées en 2008 à Paris), Sartre, d’abord cigarette à la main, croqué par Boris Lipnitzki, puis la clope effacée au cours d’une exposition consacrée au philosophe (à la BNF justement), pour une raison « sanitairement correcte », la responsabilité des reporters dans la nécessité ou pas d’informer, leur engagement ou leur distance vis-à-vis de la scène photographiée (Aldo Moro, la veille de son exécution, les prétendus charniers de Timisoara).

D’autres images encore, versées dans les affaires de sous, et plutôt de gros sous, de vrais faux tirages originaux (Man Ray ou Cartier-Bresson) aux droits de diffusion. « Le Baiser de l’Hôtel-de-Ville », de Doisneau, en est un autre bel exemple, cliché passé presque inaperçu en 1950, dans Life , devenu une icône trente ans plus tard, l’objet d’une commercialisation intensive, attirant pléthore d’amoureux qui se reconnaissent sur la photo, réclament leur part de gloire sonnante et trébuchante. Aux histoires de caisses bien remplies se greffe ici l’interrogation sur les notions d’inspiration, de citation et de copie : les clips de Madonna puisés dans les images de Guy Bourdin ; Jeff Koons, contre-façonnant sur bois polychrome une image de huit chiots signée Art Rogers.

De-ci, de-là, on observe combien la photographie est chargée d’une histoire, souvent complexe. Et forcément, dans le bastringue des controverses, l’image possède son échelle de scandales. Avec le sexe en première ligne, des images pur jus première bourre. Celles de Robert Mapplethorpe, articulées autour de scènes sadomasochistes, ont été l’occasion de débats aux tribunaux. Art ou pas ? Obscénité ou pas ? Âmes sensibles, s’abstenir. Idem pour Tom Forsythe, attaqué par la société Mattel pour avoir placé son produit phare, la poupée Barbie, dans une position dégradante, en levrette, la croupe prête à se faire défoncer par un batteur électrique de cuisine…

Ces images sont surtout l’occasion d’un prêchi-prêcha puritain. Avec la représentation d’enfants nus, le curseur se déplace un peu plus dans la polémique. Les photographes s’accrochent à la dimension artistique de leur travail, les autorités, et le plus souvent les associations conservatrices, répliquent pornographie et pédophilie. Ça remet loin : en 1856, Lewis Caroll réalise à Oxford une série photographique avec une gamine de 5 ans, Alice, la fille du doyen du College d’Oxford, où enseigne l’écrivain. Le regard direct et provocateur de la mouflette, sa position et son habillement en mendiante trahiraient le désir sexuel du photographe. Balle peau pour les merveilles de Caroll, qui fait couiner dans les chaumières, et se détournera de la photographie avant de détruire ses clichés. Pareils déboires aux tribunaux ont connu les images « dérangeantes » de jeunes filles nues de Jock Sturges, d’Annelies Strba, de Graham Ovenden ou de Garry Gross, dont l’image la plus célèbre, Brooke Shields, à 13 ans, nue dans sa baignoire, le corps luisant, a fait marner plus d’un magistrat.

Mine de rien, l’ensemble exposé dessine en filigrane une histoire de la photographie, ou peut-être moins une histoire qu’une définition. Avec sa succession de regards, d’interprétations. Cador de la Nouvelle Cuisine, Alain Chapel avait trouvé la fameuse formule : « La cuisine, c’est beaucoup plus que des recettes. » Il y glissait une dimension culturelle, sociale, économique, politique. Émotion comprise. L’image s’inscrit pleinement dans cette définition. La photographie, c’est bien plus qu’un cliché.

Culture
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