Fanzines à foison

Entre illustration
et bande dessinée,
près de 300 petites revues sont à dénicher
en France. Loin du profit et de la grande distribution.

Marion Dumand  • 23 avril 2009 abonné·es

C’est un cauchemar en grand format. Un homme mi-veines mi-ronces, un homme-explosion dont la chair dégorge des vêtements, sert de couverture au Muscle Carabine . Imprimée sur du beau papier bien épais, la perturbante revue qu’orchestre Blanquet côtoie le Nouveau Journal de Judith et Marinette n° 16 , teinté de rouge, ou le jaune, immense et suisse Drozophile n° 7.

À mi-chemin entre neuvième art et art tout court, près de 300 titres existent en France, estime Cécile Guillemet, à la Fanzinothèque de Poitiers. Difficile de faire plus précis : parution aléatoire, existence précaire, distribution réduite compliquent la tâche. Mais, au hasard d’un festival, d’un concert, en fouinant dans les librairies indépendantes ou quelques galeries peu banales, on tombe parfois en plein vivier. Et on y trouve de tout. Dessinateurs confirmés, débutants talentueux, drôles ou scabreux, livres-objets et photocopies reliées, expériences réussies et décevantes… Choisie ou forcée, la marge est leur point commun ; et le profit, un objectif oublié. Bienvenue dans le monde merveilleux – et fauché – du fanzinat.
Fanzines ? Revues ? Comment faire la distinction ? «  Le fanzine se distingue surtout par son mode de production et de distribution, explique Cécile Guillemet. L es tirages sont faibles, les dessinateurs non professionnels. » Attention à ce dernier terme : la qualité peut être au rendez-vous, et l’est même de plus en plus ; il n’empêche que les auteurs ne gagnent pas d’argent avec ces publications. Même la célèbre Association ne peut rémunérer les auteurs de sa revue, redevenue trimestrielle : Lapin, quoique mieux distribué, compte beaucoup sur les abonnements pour se pérenniser. Au « pire », ces publications tournent à perte. Chester assume ce choix, lui qui est à l’origine de Speedball et My Way, fanzines de BD respectivement punk et rock : « Je préfère éditer mille fanzines que d’aller au ski. » Au mieux, elles sont autofinancées. C’est le cas de Dopututto , lancée en novembre 2004. Depuis, les deux frangins, El Don Guillermo et Estocafich de leur nom de plume, veillent au grain : «  On fait des tirages laser au coup par coup : environ 200 pour Angoulême, le rendez-vous le plus important, puis quelques autres pour ajuster le tir. » Angoulême reste souvent le meilleur lieu de vente. Cette année, trente-deux fanzines ont concouru pour le Prix alternatif, et quarante y étaient disponibles.

La vie est aussi rude pour les fanzines que leur peau est dure. Car un faible tirage leur ferme les portes de la distribution classique. Les Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP), qui distribuent la presse au niveau national, exigent un minimum de 5 000. « Un fanzine avait tenté l’expérience, se souvient Chester, et s’est cassé la gueule. Ce système capitaliste est réservé aux nababs de l’édition… » Reste les petits distributeurs, comme Makassar diffusion ou le Comptoir des indépendants, qui s’occupe notamment de Grand Hôtel Orbis . Et surtout le DIY : le « do it yourself » du mouvement punk, dont Chester revendique la filiation mais que tous utilisent.

Une table dressée pendant un festival ou un concert, la tournée des librairies spécialisées, les dessinateurs qui servent de relais, les amis qui font dépôt-vente, sans oublier l’abonnement et sa livraison postale… « Tous les auteurs de ce laboratoire spécialisé dans les domaines de la bande dessinée et de l’illustration sont aussi les artisans de la fabrication et de la distribution de leurs ouvrages, s’amuse L’Institut Pacôme ; ils sont aussi tous très jeunes et beaux, pleins de vigueur. »

Internet est la grande nouveauté de cette génération. La bonne parole peut se répandre, les ventes s’effectuer en ligne. Voire le fanzine se ­feuilleter sur écran. Formidable trimestriel strasbourgeois, l’ Écarquillette se laisse ainsi regarder gratuitement, sans craindre de voir la version papier boudée. De fait, on n’en a que plus envie de toucher le n° 8, son hibou rouge et turquoise, pour 5,50 euros. La toile permet aussi d’étonnantes expériences. Avec dix ans de son « fanzine à lui tout seul », Tic de quai , Yann Tréhin s’est longtemps interrogé sur « le rapport à la distribution via la vente » avant de trouver une superbe parade. « Tu ne fais pas un fanzine pour gagner de l’argent mais pour diffuser ton travail. Or, dans les librairies ou les festivals, le prix est obligatoire pour qu’il soit considéré comme un objet culturel. Et le prix est dur à fixer : est-ce celui des photocopies, du temps mis ? Le prix détermine la valeur de l’objet : peu cher, il en a peu, et gratuit, c’est encore pire, comme si ce n’était rien. Je cherchais une distribution autre que l’échange monétaire, d’où la reprise du bookcrossing. » Sur le site du Livre sans poche , il est donc possible de télécharger de petits ouvrages « prêts à imprimer », de les relier en suivant les très simples instructions, et de les laisser dans des lieux publics, pour qu’ils passent de main en main, qu’ils voyagent, sans prix ni proprio.

Unique en son genre, cette initiative va à rebours de l’évolution générale. « Ce sont souvent de plus beaux objets, où la couverture et l’habillage sont très travaillés, note Marie Bourguoin, documentaliste qui travaille à la Fanzinothèque de Poitiers depuis sa création. Mais les prix sont aussi souvent plus hauts, et le contenu n’est pas toujours à la hauteur. »
Si des fanzineux comme Chester persistent dans les prix très bas, vendant 80 pages à 5 euros, dont une marge d’1 euro à 1,50 euro pour le dépositaire, ils peuvent aussi atteindre les 50 euros. Voilà qui fait cher, mais n’excède pas le prix de quelques bandes dessinées ou beaux-livres. Ni des œuvres d’art. Pourtant, la beauté et la rareté de certains fanzines les en rapprochent, quand ce ne sont pas les techniques d’impression. Linogravure, sérigraphie, pochoir se trouvent en couverture ou dans les pages de Belles Illustrations, Turkey Comix, Tic de Quai… « Chaque exemplaire est donc unique, d’autant que la technique est parfois approximative » , reconnaît Yann Téhin.

Manifeste pour une culture ­accessible à tous, galop d’essai pour étudiants, marchepied vers une professionnalisation, vitrine de petites maisons d’édition… Les fanzines se retrouvent aux confluences d’initiatives. Frédéric Magazine accompagne souvent les expositions de l’espace Beaurepaire. Rhinocéros est un éditeur qui diffuse aussi. La galerie Arts Factory confie des cahiers d’écoliers à ses artistes puis les publie sous la collection « Dans la marge », avant d’en exposer les originaux. Les éditions Le Dernier Cri continuent leurs séries d’électrochocs avec Hôpital Brut . Jusqu’aux lauréats du grand prix Angoulême 2008, Dupuy et Berbérian, qui lancent Impossible  : 500 exemplaires en papier recyclé. Du plus « crade » au plus « clean », briseur de tabous, broyeur de noir, amoureux de ligne claire… À chaque fanzine sa niche, à chacun son lecteur.

Culture
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