Livre coup-de-poing

« Match de catch à Vielsalm » réunit les combats graphiques d’artistes professionnels et handicapés mentaux. Leurs rencontres bousculent et fascinent.

Marion Dumand  • 4 juin 2009 abonné·es
Livre coup-de-poing
© Match de catch à Vielsalm, Fremok, 192 p., 28 euros.

Attention, mesdames et messieurs, Match de catch à Vielsalm vous ouvre ses pages. Regardez les douze lutteurs sur le ring. À votre droite, les professionnels proches du Frémok, une maison d’édition de bande dessinée. À votre gauche, les handicapés mentaux du Centre d’expression et de créativité (CEC) La Hesse. Tous artistes de talent, prêts à en découdre avec l’adversaire choisi, en une rencontre singulière. Ils affûtent leurs ciseaux, font grincer leurs presses, taillent leurs gouges. Tous les coups sont permis tant que le combat graphique est beau. Et il l’est. Deux ans après l’atelier en Belgique, un recueil splendide nous plonge dans cette nouvelle bataille des Ardennes.

D’aucuns s’étonneront de ce vocabulaire guerrier. À cela, deux raisons. La première est de circonstance : le titre, Match de catch à Vielsalm, a été inventé par l’un des premiers binômes constitués, Dominique Théâte et Dominique Goblet, pour leur récit en images. La seconde, plus profonde, relève d’un combat sans chiqué. « D’habitude, c’est-à-dire depuis trente ans en Belgique, les ateliers de handicapés se font dans des institutions, dans un environnement surprotégé, qui a ses propres – et bonnes – filières, ses galeries, son musée [le MAD, ou Musée des arts différenciés], explique Anne-Françoise Rouche, la directrice artistique du CEC. S’y ajoute l’histoire de l’art brut, qui voit dans ces créateurs des personnes déconnectées de la vie sociale, recluses, exerçant leur art par instinct, pour leur survie. Or, ce sont des artistes qui ont leur culture propre, qui ne vivent pas en dehors du monde, et doivent, comme tout artiste, rencontrer de nouvelles techniques, se remettre en question. »

Pas question ici de paternalisme, ni de thérapie, mais de création. C’est ce qui a séduit Thierry Van Hasselt, alors président du Frémok, d’abord dubitatif. « Je ne voyais pas trop à quoi cela pouvait mener, si ce n’est à du socio-culturel, reconnaît-il. A vec deux autres artistes du Frémok, Dominique Goblet et Olivier Deprez, j’ai fait une première résidence de trois jours. Je n’y suis arrivé à rien de convenable. Mais, tout de suite, une énergie est passée entre l’équipe du centre, les artistes handicapés et nous. » Des rencontres fortes ont eu lieu. Presque des coups de foudre. Notamment entre les deux Dominique, qui ont vite trouvé langue, entre l’une, amatrice de cases muettes, et l’autre, flingueur de silence. « Elle m’a plu au premier coup d’œil » , se souvient ce dernier. Pour Thierry Van Hasselt, il aura fallu attendre le dernier jour pour rencontrer Richard Bawin, « actioncinéphile ». Le binôme venait de faire sa première étincelle. « Ça y était. » Le Frémok a constitué ses troupes, et le CEC a invité en plus Gipi et Ursula Ferrara.

L’aventure avait un seul étendard : la contrainte technique. Voilà l’apport des artistes professionnels, que l’on reconnaît tout au long du livre. Thierry Van Hasselt et sa sainte trinité « linoléum, encre et white-spirit ». Vincent Fortemps et ses inséparables « crayon lithographique-feuille de rhodoïd ». Gipi, entre stylo noir et aquarelles sombres, Olivier Deprez et la gravure sur bois, Ursula et l’animation. À chaque duo ensuite de mettre en place son fonctionnement. «  C’était une vraie ruche, dégageant une énergie énorme, se souvient Anne. Et la magie est arrivée. Imaginez une quinzaine de personnes, avec pour chaque couple des ambiances différentes. Par exemple, Vincent et Rémy, calmes et poétiques, le bruit de fond que faisait Ursula en gravant sur du bois et, par-dessus le tout, Thierry hurlant pour se faire entendre de Richard. » Des images en témoignent, instants chopés au vol par le documentariste Simon Scanner, disponibles sur la toile [^2].

L’énergie et le travail sont palpables dans ce livre. Couverture choc, qualité superbe, on le parcourt abasourdi par la cohérence des nouvelles graphiques, par la diversité de l’ensemble. Rémy Pierlot et Vincent Fortemps imaginent une nature sensible, s’attardent sur la grâce d’une feuille, d’une biche, l’inquiétante présence d’une lisière, une nature sensible qui accueille un Tom-pouce-vilain-petit-canard en son nid. Fidèle à lui-même, Gipi narre sa rencontre avec son pair, Jean-Jacques Oost, et tous deux nous plongent dans leur obsession des armes et des conflits.

Adolpho Avril et Olivier Deprez ont gravé dans le bois un univers clos comme une caserne, comme un hôpital, où les hommes portent masques et angoisses, tournent en circuit fermé. À l’inverse, le film et les vignettes d’Ursula Ferrara et de Manuela Sagona filent droit devant, glissant de photos en gravures, colorés et vivants. L’humour est présent, aussi, puisant dans la culture populaire. D’un côté, le tandem des Dominique fait s’affronter Hulk, la femme à la barbe bleue et ­l’orthodontiste: les feutres vifs nous transportent sur le ring, les découpages dans les coulisses amoureuses du trio. De l’autre, Thierry Van Hasselt et Richard Bawin revisitent Van Damme, résument à leur manière ironique, tragique, le film Full Contact avec des gravures tachées, découpées, collées.

Bref, ce sont des œuvres, sorties de monstres à deux têtes, d’artistes à quatre mains. « La résultante de cette alliance est un produit tout à fait nouveau, constate Dominique Goblet dans le bouquin, en dehors de tout, qui n’est plus tout à fait l’un ni l’autre. C’est une troisième forme. Un troisième Dominique… » Même son de cloche chez Thierry: « Vielsalm a transformé notre vision, d’abord du handicap et de l’art brut, mais surtout notre pratique artistique. » D’ailleurs, certaines collaborations vont aller au-delà de ce livre. Les Dominique et le couple Adolpho-Olivier prévoient d’en publier la suite. Richard et Thierry montent, eux, Action Mix Komix Kommando: un atelier, ouvert à tous, qui se déplace dans les festivals, pour faire de la bande dessinée collective.

Début d’épopées communes, ce livre n’en est pas moins à lui seul un aboutissement. Qui accomplit sa mission, définie par Dominique Théâte : « Faire reconnaître ce que je suis, le don d’artiste que je possède depuis ma naissance. » Des deux côtés du ring, l’enthousiasme, mâtiné de fierté, se fait sentir. Côté La Hesse : « Étonnant, beau, très impressionnant », s’exclame Adolpho. « Une chose qu’on n’a pas l’habitude de voir ! » , constate Rémy. Même Jean-Jacques Oost sort de son mutisme : « C’est magnifique. Mon frère l’a lu. » Côté Frémok, Thierry Van Hasselt s’étonne du bon accueil réservé au projet : « Ce livre, qui me semblait le plus difficile à réaliser, est étonnamment un des plus faciles d’accès. Il possède une évidence, une immédiateté. » À l’unanimité, Match de catch à Vielsalm est reconnu grand vainqueur. Toutes catégories, pas seulement hors norme.

[^2]: Toutes les vidéos sont accessibles sur les sites et <www.cec-lahesse.be>.

Culture
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