Entre la Lune et le Mur…

Denis Sieffert  • 23 juillet 2009 abonné·es

Les anniversaires n’ont d’intérêt que s’ils nous parlent d’avenir. Autrement dit, s’ils ont du sens. Ceux dont il est question ces jours-ci n’en sont pas dépourvus. Le 21 juillet, une partie du monde (celle qui a l’esprit à cela !) et certains de nos confrères ont communié dans le souvenir des premiers pas de l’homme sur la Lune. Ceux qui ont l’âge d’avoir vécu cet instant, l’oreille collée au transistor ou l’œil rivé à un poste de télévision en noir et blanc, n’ont pas oublié l’émotion qui les a submergés. Malgré le père rabat-joie qui maugréait à propos « de tous les hôpitaux que l’on aurait pu construire avec les dollars de la Nasa » , et « de tous les enfants d’Afrique que l’on aurait pu sauver de la maladie et de la famine » . L’adolescent affichait un aimable mépris pour cette vision pusillanime et passéiste. Pour lui, il ne faisait guère de doute que le sautillement engoncé de Neil Armstrong sur le sol lunaire, ce n’était pas seulement « l’homme sur la Lune », mais bien plus que cela, l’incarnation même du progrès, et donc une formidable promesse pour la médecine et pour les enfants du Biafra. Quarante ans plus tard, le même est un peu moins certain d’avoir eu raison. Certes, des technologies de pointe utilisées là-haut sont depuis redescendues sur Terre, à l’usage du plus grand nombre. On pense notamment aux télécommunications. Des matériaux inventés pour la circonstance ont fait irruption dans nos cuisines. On parle du téflon. Hélas, pour l’essentiel, la promesse est devenue mensonge. Ce qui ne retire rien à la fascination de l’instant.

Aujourd’hui, l’exploit de la Nasa reste surtout comme une démonstration de force des États-Unis d’Amérique. Une force dont ils n’ont pas toujours fait un bon usage. N’oublions pas qu’au même moment le général Westmorland faisait arroser de napalm la forêt vietnamienne. Mais la promesse est aussi devenue mensonge parce qu’elle instillait le message d’une science infaillible et d’un progrès inexorable. Quelque chose entre la toute-puissance humaine et la magie. Et c’est ici qu’il nous faut évoquer l’autre grand anniversaire du deuxième semestre 2009. Celui que nous célébrons avec un peu d’avance dans ce numéro et qui nous semble plus porteur de sens encore : la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Le souvenir est évidemment beaucoup plus proche de nous. Il est plus humain aussi. La fascination fait place à la liesse. Une joie immense et simple. Point de héros, sinon le peuple de Berlin tout entier qui se reconstitue après vingt-huit ans de déchirure. Nul ne pouvait s’identifier à Neil Armstrong ; tout le monde s’identifiait à ces gens qui s’embrassaient sans se connaître ou sans se reconnaître. En cet instant, cet événement-là ne pouvait mentir. Ce qui a été volé au malheur durant cette nuit de folie l’a été pour de bon et pour toujours. Pourtant, l’interprétation dominante, que nous étions beaucoup à partager, n’était pas la bonne. Sous le Mur, il n’y avait pas la plage ; et sous le stalinisme, pas de communisme à visage humain, mais l’hégémonie d’un néolibéralisme triomphant. Et toutes les injustices du monde.

Les effusions berlinoises annonçaient la pire décennie du fric, et la morale dévoyée de la sélection naturelle et de l’abandon. Mais la liesse populaire emportait tout de même par le fond le stalinisme, ses goulags et son productivisme mortifère. Car s’il y avait quelque chose de commun de part et d’autre du Mur, c’est bien cette foi aveugle dans la science soumise à l’idéologie (voir sur le sujet l’article de Jacques Testart). Mais n’allons pas plus loin ici, puisque vous allez découvrir dans les pages qui suivent le dossier spécial que la rédaction de Politis a préparé pour ce numéro d’été [[Avec les précieuses contributions (par ordre d’entrée en scène) de Rachel Knaebel, Roger Martelli, Jacques Sapir, Pascal Boniface, Michel Husson, Dominique Plihon,
François Cusset, Jacques Testart et Emmanuel Burdeau.]]. Ce vingtième anniversaire nous parle d’avenir car il intervient comme à la fin d’un cycle historico-économique. Tout ce que ce 9 novembre 1989 avait inauguré est en train de s’effondrer comme un second mur, idéologique. Étrange concomitance : la crise, la victoire d’Obama et, jusqu’en France, des mouvements porteurs d’espoir à l’intérieur de notre paysage politique. En évoquant ce qui a bougé cette année dans le landerneau de notre gauche, on s’éloigne de la Lune, sauf à la promettre indûment. Mais on s’élève toujours quand on se rapproche de la vie des gens. Encore faut-il que cette recomposition qui s’amorce sur les ruines d’un Parti socialiste moribond s’opère en prise avec la réalité ; que ses acteurs s’ouvrent à la culture et à l’histoire des autres. La réconciliation de l’écologie et du social, celle du social et du sociétal sont en cours. À  Politis , nous nous efforcerons d’y contribuer. Notamment par l’organisation d’assises pour le changement, dans le courant de l’automne. L’avènement de nouvelles forces politiques authentiquement de gauche est plus que jamais une nécessité. Car les conséquences les plus désastreuses de vingt années d’idéologie néolibérale sont encore devant nous. Les chiffres annoncés du chômage ont de quoi effrayer. Et ils sont sans doute en dessous de la vérité. En évoquant la chute du Mur, c’est de nouvelles alternatives dont nous voulons parler. De nouveaux projets de société. Car s’il y a une leçon à méditer de ces deux décennies, c’est peut-être que les résistances, qui n’ont jamais fait défaut, ne suffisent pas.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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