Tout le monde vote Royal !

Ouvrant la biennale d’art contemporain Estuaire,
à Nantes, la compagnie Royal de luxe a présenté sa dernière parade, inspirée du Titanic.

Jean-Claude Renard  • 9 juillet 2009 abonné·es
Tout le monde vote Royal !
© Estuaire 2009, jusqu’au 16 août.

L’histoire se charge d’anecdotes, de bas-côtés, de dispersions légères. En 1912, sombrait le Titanic . L’insubmersible soumis à la nature glacée. L’histoire a retenu la tragédie, son poids de mélodrame. Elle a oublié une passagère guère ordinaire que transportait secrètement le navire en fond de cale : une Géante, née dans les glaces de l’Islande, cette terre bousculée par les volcans. Capturée par des corsaires à la solde de sa Majesté, elle est condamnée à l’exhibition dans la gaudriole des foires du Nouveau Monde pour démontrer la suprématie du Royaume-Uni. Balle peau pour la suprématie. La Géante se meurt dans les replis sous-marins de l’océan. Elle sera plus tard retrouvée par son frère, le Géant, gisant à côté d’une malle-poste dans la carcasse brisée. De retour chez lui avec sa nièce, la Petite Géante, il ressent le désir de distribuer tout le courrier du vaisseau mythologique.

Tel est le canevas abracadabrant des dernières tribulations de la compagnie Royal de luxe. Une épique épopée de marionnettes babyloniennes qui s’est déployée (les 5, 6 et 7 juin) sur le bitume nantais comme une parade joyeuse. Fière de sa taille déraisonnable, la Petite Géante a déambulé de la place Viarme à la cour du château des Ducs, avant d’embarquer sur une barge pour remonter l’estuaire de la Loire jusqu’à Saint-Nazaire. À quelques mètres, son oncle, en scaphandrier, martelait le pavé, du Lieu unique à la place de la Petite-Hollande, crachant ses missives du Titanic (des lettres rédigées par des écoliers et des collégiens des établissements alentour, suivant un projet d’écriture sur le thème du paquebot naufragé).

Royal de luxe fait sienne les légendes, joue avec la mémoire et les filiations, extirpe les petites histoires de la grande. Cette brinquebale de la Petite Géante et du Scaphandrier est un pas de plus dans la saga de ses titans. Un récit familial, entre père et mère, rejeton et tonton, débarquant en Loire-Atlantique en 1994, surgissant ponctuellement dans la cité de Jacques Demy, sillonnant encore l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie pour livrer des récits fondateurs, taquinant l’imaginaire collectif, mêlant les époques et les genres. Une saga qui rebondit sur le temps, recycle, ou plutôt remet en branle, de spectacle en spectacle, ses personnages, ses bribes d’histoire, ses machineries prodigieuses, et dont la Petite Géante est un exemple parmi d’autres ahurissants pantins articulés par une meute de Lilliputiens. Du pur jus Royal de luxe, cornaqué à la démesure, qui ajoute du spectacle dans le spectaculaire (et inversement), une charge poétique forgée dans le monumental, jouissant comme un continent. La carte d’identité de la Petite Géante affiche sur sa structure porteuse 7,50 mètres de hauteur, 13,5 tonnes sur la bascule, dont 500 kg d’acier et 300 de bois, une vitesse de marche de 2,5 km/h et 22 manipulateurs à sa botte. Pas piqué des hannetons, le Scaphandrier, monté sur une pelle mécanique de 25 chevaux, dotée d’un bras de grue, impose 15 mètres à la toise, 4 mètres d’embonpoint pour un poids de 25 tonnes au total. Du lourd et costaud chaussant du 237, animé par 30 « marionnettistes », experts en colosses, sapés en livrée pourpre de corsaires. Voilà du spectacle furieusement vivant, agile, énergique, porté par des efforts énormes, une foule d’anonymes dotant ses Géants d’une âme, tout un bastringue ludique donné au public.

Au coin de la rue, la compagnie est née dans la dèche, en 1979. Pas un fifrelin en poche et une troupe, constituée d’une poignée de péquins sous la houlette de Jean-Luc Courcoult, qui fait la manche pour croûter aimablement et, par défi ironique, se baptise en additionnant les termes de « luxe » et de « royal ». L’équipe a grandi sur le macadam. Elle y est restée. D’abord à Aix-en-Provence. Jean-Luc Courcoult monte l e Cap Horn , joue dans les parcs, les lieux publics, « là où l’émotion n’est pas attendue et où le rire surgit sans crier gare » . En 1984, la compagnie étoffée s’installe en pays toulousain. Les spectacles se succèdent, enquillent P arfum d’amnesium, la Demi-Finale du waterclash, la Maison dans les arbres. Diverses formes de spectacles, toujours en plein air. Cinq ans plus tard, en 1989, Royal pose ses valises à Nantes et connaît, en 1991, un large succès avec la Véritable Histoire de France , préambule au festival d’Avignon, avant d’enchaîner sur les Embouteillages, interventions inopinées et insolites dans la cité nantaise. Après quoi, la compagnie trimbale ses Chasseurs de girafes, une autre famille de marionnettes taille patron, puis la ronde des Géants entre en ville.
Voilà un théâtre éminemment politique. Calé dans le quotidien de la cité. S’emparant du mobilier urbain, investissant la rue, « scénographie idéale, parce que c’est un décor en soi » , raconte Jean-Luc Courcoult. « Faire ce théâtre-là, avec des histoires sociales, dans la rue, me paraissait important, le plus sûr moyen de toucher toutes les couches sociales. J’avais vite compris que peu de gens venaient au théâtre, ou bien alors il s’agissait toujours du même public. Je voulais un théâtre populaire, être dehors. » Créer, certes, mais pour le plus grand nombre. Le trottoir en guise de planches. Avec pareil esprit, Royal a présenté ses Petits Contes nègres au Cameroun, suivis d’autres Petits Contes chinois , puis le Rhinocéros caché et les Cauchemars de Tony Travolta, au Chili, à chaque fois en collaboration avec des artistes du cru. À l’épreuve de l’humanité, début octobre, les Géants marcheront sur les traces du mur de Berlin, commémorant les vingt ans de sa chute.

Depuis Nantes, cette virée des Géants a ouvert un autre bal, celui de la deuxième édition de la biennale d’art contemporain Estuaire, étirée le long de la Loire, entre Nantes et Saint-Nazaire, ponctuée d’œuvres éphémères et/ou pérennes, exécutées par une trentaine d’artistes, français et étrangers, à découvrir en voiture, en bateau, à pied ou à vélo, selon l’aménagement du territoire. Une autre manière d’occuper l’espace urbain, avec des œuvres réalisées in situ, entretenant un rapport singulier avec l’environnement. Ainsi les halles du Bouffay, au cœur de Nantes, muées en volière par Céleste Boursier-Mougenot, avec une quarantaine de piafs perchés sur des guitares électriques, le serpent métallique de Jimmie Durham, gueule ouverte sur la Loire au-dessus d’un quai, les anneaux de Daniel Buren et Patrick Bouchain sur l’île de Nantes, le pendule fixé sur une ancienne centrale à béton de Roman Signer, horloge absurde, sans aiguille, rythmant le flux incessant du fleuve, marquant la lente déchéance du bâtiment, à hauteur de Trentemoult, petit village de pêcheurs, une frêle embarcation suspendue au canal de la Martinière, penchée, pliée, irrésistiblement attirée par l’eau, ou encore la « villa cheminée », perchée en haut d’une tour, à Bouée, ouverte à la location pour une nuit singulière au-dessus du fleuve, tandis qu’à Saint-Nazaire, entre autres œuvres d’artistes, Gilles Clément a créé un jardin organisé tel un triptyque sur le toit de la base sous-marine. Autant de créations glissées, infiltrées, ajoutées dans le décor, tantôt naturel, tantôt industriel, inscrites dans le grandiose et le collectif. À la manière de Royal de luxe.

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