Une xénophobie d’État

« Douce France. Rafles, rétentions, expulsions » montre comment les étrangers sont aujourd’hui désignés dans notre pays comme « ennemis de l’intérieur ».

Olivier Doubre  • 24 septembre 2009 abonné·es
Une xénophobie d’État
© Olivier Le Cour Grandmaison est professeur de philosophie et de sciences politiques.

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Politis : Vous avez dirigé cet ouvrage collectif. Qui sont les auteurs qui y ont participé et quels étaient ses objectifs ?

Olivier Le Cour Grandmaison : L’idée de ce projet est née après la mise en place de ce ministère à l’appellation abracadabrantesque, le ministère de « l’Identité nationale, de l’Immigration, de l’Intégration et du Développement solidaire ». Une première dans l’histoire de la République qui est également sans équivalent au niveau européen. Pour les amateurs d’exception française, en voilà une remarquable mais sinistre. Ce projet est également lié à l’instauration de ce qu’il faut bien appeler un véritable plan quinquennal d’expulsions qui prévoit, année après année, des objectifs chiffrés toujours plus importants fixés au titulaire de cette charge qui ne mérite qu’un seul nom : celui de « ministre des expulsions ». Face à ce qui se présente comme l’une des pires politiques mises en œuvre à l’encontre des étrangers depuis bien longtemps, nous avons décidé avec des philosophes, des sociologues, des juristes, un psychanalyste et des militants du Réseau éducation sans frontières de concevoir ce livre pour penser, témoigner et résister, autant que faire se peut, dans ce contexte nouveau où les « clandestins » sont désormais traités comme de véritables ennemis intérieurs. Il s’agissait, entre autres, de montrer comment les orientations aujourd’hui appliquées activent, ou réactivent, des thématiques et des pratiques souvent anciennes alors que le gouvernement et le parti majoritaire qui le soutient – l’UMP – ne cessent de faire croire que la présence en France de nombreux étrangers en situation irrégulière, notamment, est une menace pour l’ordre public, la sécurité des biens et des personnes, « le mode de vie des Français », comme l’a soutenu Brice Hortefeux à la tribune de l’Assemblée nationale, et l’identité nationale, enfin, comme en témoigne le ministère précité.
À ces analyses, s’ajoutent des témoignages recueillis par des militants de RESF. Ces témoignages permettent de prendre la juste mesure des conséquences dramatiques de cette politique sur les personnes visées qui sont soumises à une sorte d’état d’exception et de couvre-feu permanents qui ne disent pas leur nom mais dont les effets sont parfaitement constatables. De nombreux récits de vie le prouvent.

Dans votre introduction, vous n’hésitez pas à parler de « xénophobie d’État ». Qu’entendez-vous par ce terme ?

Ce terme n’est nullement convoqué à des fins polémiques. Il s’agit bien plutôt de qualifier, de façon aussi précise que possible, la politique d’immigration menée par ce gouvernement sous l’impulsion du chef de l’État, Nicolas Sarkozy. Si l’on admet que des discours, des écrits et des pratiques, légitimées par ces discours et ces écrits, peuvent être qualifiés de xénophobes dès lors qu’ils font de « l’étranger » la cause de menaces multiples qu’il faut conjurer au plus vite, alors nous sommes en droit de considérer que la situation actuelle se caractérise effectivement par l’avènement d’une xénophobie d’État. Elle est au fondement de la politique mise en œuvre par le « ministère des expulsions » et elle mobilise, on le sait, préfets, policiers et gendarmes, tous sollicités pour atteindre les quotas d’expulsion – 27 000 en 2009 – déterminés par le gouvernement. Rappelons qu’en 2007 cette politique a entraîné l’interpellation de 88 000 étrangers, à laquelle s’ajoute le recours à plusieurs rafles spectaculaires, lesquelles sont autant de moyens indispensables à la réalisation de ces objectifs. Cette xénophobie d’État a des origines plus anciennes, comme j’ai essayé de le montrer en analysant certains écrits publiés après la Seconde Guerre mondiale dans le cadre très officiel de l’Ined [^2], où des hommes comme Alfred Sauvy, Robert Debré et Louis Chevallier mettaient déjà en garde les pouvoirs publics de l’époque contre la présence massive en France d’immigrés d’origine maghrébine, jugés, pour des raisons culturelles et cultuelles, très difficilement assimilables, comme on le soutenait alors.

Par une référence à Orwell, vous parlez de « novlangue » à propos
des termes employés pour mettre
en place l’actuelle politique d’immigration et qui sont sans cesse détournés et pervertis par rapport à leur sens habituel. Que recouvre cette « novlangue » et quel est son but ?

Le terme de « novlangue » est effectivement emprunté à Orwell dans 1984, même s’il ne s’agit évidemment pas de comparer la société totalitaire décrite dans ce roman à la situation française actuelle. Si je me suis intéressé à la question de la langue, c’est parce qu’elle est jugée essentielle par les hommes et les femmes politiques eux-mêmes. J’en veux pour preuve le fait que des conseillers en communication ne cessent de fournir aux membres du gouvernement ce qu’ils appellent, dans leur jargon, des « éléments de langage » qui sont ensuite partout répétés. S’agissant des orientations en matière d’immigration, l’objectif est d’euphémiser constamment les violences physiques, symboliques et politiques employées pour procéder aux expulsions de masse afin de rendre ces orientations plus acceptables pour les citoyens et plus faciles à mettre en œuvre par les exécutants. Nous sommes donc en présence d’une véritable politique de la langue ; l’une de ses fonctions étant de banaliser les pratiques policières de ce gouvernement et le sort réservé à ceux qui sont appelés les « clandestins » ; ce terme inquiétant et péjoratif bien fait pour stigmatiser plus encore les étrangers visés. C’est donc à dessein que nous employons le terme de rafle, par exemple, en rappelant qu’il s’agit d’une technique policière ancienne, surgie dans la seconde moitié du XIXe siècle, et employée pour procéder à des arrestations massives.

Le terme « rafle » figure justement dans le sous-titre de l’ouvrage. Ce mot renvoie à des heures noires de notre passé. N’est-il pas un peu fort ?

Contrairement à l’indignation, feinte ou réelle d’Éric Besson, entre autres, l’emploi du mot « rafle » est parfaitement adéquat pour désigner un certain nombre d’opérations qui ont eu lieu à Paris, notamment. Outre l’ancienneté de cette technique, qui vient d’être rappelée et que ce ministre semble ignorer, il faut se souvenir qu’il y a eu des rafles avant et après le régime de Vichy. Parce que c’est une technique policière, justement, les rafles sont susceptibles d’être employées par des gouvernements et des régimes très divers, et pour remplir des objectifs distincts. Les Algériens qui ont manifesté le 17 octobre 1961 dans la capitale, pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé, sont bien placés pour le savoir puisque nombre d’entre eux furent raflés par des policiers agissant sous les ordres du préfet Maurice Papon ! Que cette technique soit mobilisée de nouveau à l’encontre de certains étrangers n’est pas surprenant, en fait ; c’est la conséquence de la politique du chiffre aujourd’hui appliquée. Enfin, rappelons aux âmes sensibles du gouvernement que la définition du terme « rafle » ici utilisée est celle du dictionnaire le Robert , qui n’est pas connu pour être un ouvrage particulièrement subversif.

Dans sa contribution [^3], le sociologue Marc Bernardot analyse l’emploi de la rétention à l’encontre des étrangers en situation irrégulière comme un véritable « mode de gestion » institutionnalisé et extrajudiciaire. C’est là encore une technique ancienne…

Absolument. En tant que décision extrajudiciaire, la rétention administrative est une technique répressive, aussi appelée internement administratif, dont les origines sont coloniales. Elle fut d’abord expérimentée sur les « indigènes » algériens, comme on disait à l’époque, avant d’être étendue au fur et à mesure de la croissance de l’Empire à d’autres populations. Comme le montre Marc Bernardot, elle a ensuite été importée en métropole et mobilisée contre les réfugiés républicains espagnols, puis contre les militants du Parti communiste français à la suite de l’interdiction de leur organisation dans un contexte, celui du Pacte germano-soviétique, où ces militants étaient considérés comme des « ennemis intérieurs. » Enfin, l’internement administratif a été massivement utilisé au cours de la dernière guerre d’Algérie, entre 1954 et 1962, aussi bien dans les départements français d’Algérie qu’en métropole. Continuité des techniques répressives, donc, et continuité, parfois aussi, des lieux d’internement.

Vous relevez que la législation qui concerne les étrangers fait l’objet d’un véritable « prurit législatif » dans le sens où elle est sans cesse modifiée et durcie. C’est là la source d’une grande insécurité juridique pour ceux à qui elle s’applique…

En effet, la législation relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France est sans doute l’une des plus instables puisque, depuis 2005, pas moins de cinq lois ont été votées et des centaines de décrets, arrêtés et circulaires élaborés. Ce stupéfiant prurit législatif, qui témoigne d’un emballement sans précédent destiné à faire croire qu’en ce domaine les gouvernants agissent conformément aux promesses électorales qu’ils ont faites, nous renseigne aussi sur la nature du droit appliqué à certaines catégories d’allochtones. Ce droit se caractérise par une instabilité et une insécurité juridiques structurelles qui affectent gravement la vie quotidienne des étrangers visés en même temps qu’elles favorisent des pratiques administratives hétérogènes et de facto discriminatoires, comme l’ont montré de nombreuses enquêtes menées par des associations spécialisées.

 

[^2]: Institut national des études démographiques.

[^3]: Cf. l’extrait page suivante.

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