Des années follement noires

Deux ouvrages décrivent
la « Grande Dépression »
aux États-Unis à travers l’existence des personnes
qui l’ont subie.

Olivier Doubre  • 7 janvier 2010 abonné·es

Sales années 1930 ! Le krach boursier, l’inflation, les licenciements innombrables, le chômage de masse, les familles expulsées de leur logement faute d’avoir pu payer leur loyer et jetées sur les routes dans l’espoir de trouver un emploi de l’autre côté des États-Unis… Toutes ces images, auxquelles s’ajoutent alors celles de la pègre contrôlant les bars clandestins en pleine prohibition de l’alcool, et dont les hommes de main répriment aussi des grévistes qui luttent pour échapper à la misère, évoquent évidemment cette époque que les Américains ont gardée en mémoire sous le nom de « Grande Dépression », et nous sont parvenues par de nombreux films hollywoodiens. Pourtant, en ces temps de (nouvelle) crise économique, cette réalité en noir et blanc, narrée notamment par John Steinbeck dans les Raisins de la colère , semble parfois aujourd’hui moins éloignée qu’elle avait pu le paraître durant les Trente Glorieuses. C’est le sentiment qui surprendra certainement le lecteur de deux ouvrages, récemment réédité pour l’un et traduit pour la première fois pour le second, qui décrivent ces « sales années 1930 » outre-Atlantique et dont la caractéristique commune est d’avoir choisi de raconter cette époque en demeurant au plus près de la vie et des émotions de ses contemporains. Hard Times, de Studs Terkel, et les États-Désunis , de Vladimir Pozner, privilégient en effet le récit individuel et observent tous deux au plus près, pour relater cette terrible décennie, l’existence des personnes qui apparaissent au fil de leurs pages. Aussi différents soient-ils, tous deux sont surtout marqués par un véritable travail de « montage », d’agencement des récits des personnages et des scènes racontées, offrant peu à peu, par touches successives, tel un puzzle, un panorama de ces années noires.

Livre d’un journaliste de radio très engagé à gauche, Studs Terkel, Hard Times est d’abord une somme de témoignages oraux, recueillis plusieurs décennies plus tard, d’Américains de toutes conditions et de tous âges, qui racontent au micro de l’auteur ce qu’eux ou leurs aïeux ont vécu pendant la « Grande Dépression », la misère d’un pays devenu en 1929 « un casino avec des dés pipés » , où « quelques requins plumaient la masse des pigeons » . Les éditions Amsterdam ont en outre eu la bonne idée d’ajouter, dans deux cahiers hors-texte, cinquante-huit photographies de Dorothea Lange, qui avait traversé les États-Unis à l’époque et immortalisé les visages de ces pauvres jetés sur les routes par la crise, le chômage et les expulsions. Une œuvre qu’évoque d’ailleurs Studs Terkel lui-même dans sa préface datée de 1986, lorsqu’il découvre les reportages de deux journalistes sur la pauvreté en Californie durant les très reaganiennes années 1980 : « Ils ont retrouvé les mêmes visages, quand les gens n’ont plus rien, ils ont toujours la même tête. » Au fil de ces «  histoires orales de la Grande Dépression », les interlocuteurs du journaliste hésitent d’abord, avant de se lancer dans des récits tous plus poignants les uns que les autres, où chaque détail matériel prend soudain une importance et une signification inattendues, et où, avec « parfois de la souffrance, parfois de l’euphorie » , vont se réveiller «  blessures anciennes et petits triomphes, fiertés et humiliations ».

Les personnes interviewées, qui constituent un « échantillon aléatoire de survivants » , racontent toutes combien ces années furent celles des changements radicaux de positions sociales, déclassées pour la plupart. L’auteur leur témoigne d’ailleurs sa « gratitude », dans son introduction d’abord, mais aussi tout au long du livre par la sollicitude et l’attention qui transparaissent discrètement dans la forme de ses questions, pour avoir accepté de revenir sur ce qu’elles ont souffert pendant ces années d’une crise économique « qui les marqua d’une cicatrice invisible ». Ce «  livre de souvenirs » , publié dans les années 1980 sur l’insistance de l’éditeur André Schiffrin, finit ainsi, dans un style à fois joyeux mais souvent cinglant, par former une peinture sociale des États-Unis durant les années 1930, où apparaissent mêlés, entre autres, la question noire, la place des femmes, les conflits sociaux ou les âpres luttes syndicales de l’époque. Une peinture sociale qui permet aussi de comparer les mentalités par rapport aux inégalités sociales avec celles de notre époque – la publication de ces entretiens en volume au beau milieu des années 1980 n’était sans aucun doute pas anodine sur ce point. Studs Terkel souligne d’ailleurs la différence des époques : « Il y avait aussi de la colère et de la ferveur dans les années 1930, mais avec une petite différence. […] Il y avait une conscience des causes, une conscience qui n’a cessé de diminuer durant un demi-siècle d’amnésie »…

À plus d’un demi-siècle de distance, le livre de Vladimir Pozner vient lui aussi illustrer cette « conscience des causes » dont parlait Studs Terkel, en proposant pour sa part une série de courts textes qui veulent présenter au plus près « l’Amérique faite de chair et d’os – et de sang », découverte par l’auteur en 1936. Né en 1905, d’origine russe, celui-ci vécut d’abord entre la France et l’URSS, et fréquenta très tôt les cercles littéraires et artistiques avant-gardistes soviétiques des années 1920. Outre ses propres romans, qui rencontrèrent un certain succès à Paris, il fit connaître en France dans les années 1920 et 1930 cette littérature russe d’un nouveau type, marquée souvent par le surréalisme, tout en formulant l’un des premiers de sévères critiques contre le stalinisme. Au cours de ce premier voyage d’un an aux États-Unis, il collecte le matériel de base des États-Désunis , dont le titre annonce déjà à lui seul l’état de décomposition de la société américaine dans son ensemble, et qui va rencontrer un succès considérable à sa parution en 1938. Pozner se trouve en effet plusieurs fois au cœur des événements qui marquent l’année de son séjour, comme les grandes grèves de Detroit, et parvient même à entrer en contact avec la société noire à Harlem, ce que salue le linguiste Noam Chomsky (dans un entretien inédit sur Pozner inséré en fin de volume).

Là encore, le montage constitue l’un des éléments particulièrement remarquables de ce livre, à la fois reportage et roman à la forme extrêmement travaillée et rapide, où s’entremêlent courts récits, dialogues incisifs, extraits de journaux, voire horaires de trains, etc. Comme le précise son fils, David Pozner, dans une brève mais passionnante préface, l’auteur alliait une absolue « confiance en la puissance de la littérature » et une « passion pour le monde » . Par sa forme novatrice, il parvient ainsi à dresser un véritable « portrait cubiste d’un pays » , les États-Unis, en avouant avoir « trop aimé l’Amérique et les Américains pour avoir songé être poli à leur égard » ! Plein de tendresse et de la cruauté observée au sein de la société états-unienne de l’époque, le livre de Vladimir Pozner offre ainsi un regard aiguisé sur les rapports sociaux tout en évitant le dogmatisme qui gâte trop souvent les œuvres d’auteurs engagés dans les années 1930. Celui-ci présentait en effet sa démarche en ces termes : « J’évite d’interpréter, de prêcher et d’instruire, faisant confiance au lecteur pour comprendre, grâce à mon témoignage et à son expérience, le monde où nous vivons, lui et moi, en commun. » Le lecteur de 2010 de ces États-Désunis , traversés par Pozner en 1936, (re)découvrira en tout cas avec plaisir un écrivain « discret » et un livre dont les descriptions des effets de la crise lui paraîtront souvent étonnamment contemporaines, voire familières.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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