Gaza par la bande

Dans « Gaza 1956, en marge de l’Histoire »,
Joe Sacco mène l’enquête sur le massacre
de Palestiniens à Rafah
et à Khan Younès durant la guerre de Suez.

*Lire aussi [Marche pour la paix : l’impasse égyptienne](9117)*

Marion Dumand  • 7 janvier 2010 abonné·es
Gaza par la bande
© Gaza 1956, en marge de l’histoire, Joe Sacco, traduit de l’anglais par Sidonie Van der Dries, Futuropolis, 400 p., 27 euros.

À peine une note de bas de page. Les 3 et 12 novembre 1956, des centaines de Palestiniens furent massacrés dans la Bande de Gaza par des soldats israéliens. Qui s’en souvient, qui s’y intéresse ? Qui même le sait ? Le journaliste et dessinateur Joe Sacco. Lui va sauver in extremis ces morts des oubliettes, va gratter la mémoire, chercher les survivants. Subir l’ironie, l’incompréhension. Pourquoi 1956 et pas aujourd’hui, pourquoi ces victimes et pas d’autres ?, lui demandent certains Gazaouites, et s’interroge au début le lecteur. Ce ne sont pas les drames, les guerres, les exécutions qui manquent à Gaza. Conjugués à tous les temps du passé, et toujours au présent. « Ton travail n’entre pas dans la catégorie du journalisme en temps réel » , lui assène un fonctionnaire israélien. Accréditation refusée, débrouille-toi comme tu peux. Joe Sacco fait bien mieux. Non seulement il reconstitue avec précision ce 3 novembre 1956 à Khan Younès, ce 12 novembre de la même année à Rafah, mais il raconte le déroulement de l’enquête menée entre 2002 et 2003. Rencontres, check-point, amitiés, destructions, fou rire ou impuissance… Tout y est. La bande dessinée Gaza 1956, en marge de l’Histoire est le portrait le plus saisissant de ce territoire palestinien, immense prison à ciel ouvert, mille-feuilles sanglant.

Joe Sacco est un entêté. La Palestine, il y avait consacré deux tomes dans les années 1990 : le premier pour la Cisjordanie, le second (déjà) pour Gaza. Après un détour en ex-Yougoslavie, le dessinateur américano-maltais y revient, presque par accident. Envoyé comme illustrateur à Khan Younès pour le magazine Harper’s , il se souvient d’un massacre commis là, simple citation dans un rapport de l’ONU, lui-même brièvement évoqué par l’essayiste Noam Chomsky. Il convainc le journaliste rédacteur d’en faire mention. Mais, « pour une raison inconnue, ces paragraphes ont été coupés par les éditeurs du magazine » , explique-t-il. Qu’à cela ne tienne, Joe Sacco décide d’y consacrer des mois de travail. Et les quelques lignes vite évacuées de se transformer en 400 planches passionnantes.
Entêté donc, culotté aussi. Écrite en juillet 2009, alors qu’États-Unis et Union européenne maintiennent le blocus de l’islamiste Gaza, la préface met en avant un témoignage : celui d’Abed El Aziz El-Rantisi, leader du Hamas. « El-Rantisi, âgé de 9 ans à l’époque, nous a confié que son oncle avait été tué ce jour-là. “J’entends encore les gémissements de mon père, je revois les larmes qu’il a versées sur son frère, nous a-t-il dit. Je n’en ai pas dormi pendant des mois… Cet épisode a laissé dans mon cœur une plaie qui ne pourra jamais cicatriser. Le seul fait de vous raconter cette histoire me donne envie de pleurer. On n’oublie jamais des actes pareils… [Ils] ont planté la haine au fond de nos cœurs”. » El-Rantisi est mort à Gaza en avril 2004, victime d’un assassinat ciblé.

Sacco n’occulte rien. Quand il dessine Gaza, elle se tient devant nous, surpeuplée, laide, pauvre. On en sent presque l’odeur, cette odeur de la Bande, des égouts à ciel ouvert. Quand il dessine les Palestiniens, il n’omet pas les yeux haineux, les cris de rage, les larmes aux paupières. Ni même sa propre exaspération. Car le journaliste se heurte à des témoins récalcitrants, que tout le talent d’Abed, traducteur et ami, échoue parfois à se concilier. Grand-mère à la mémoire défaillante qui emmêle ses morts – il y en a tant eu en quelques décennies. Vieux feddayin redoutable qui tourne autour du pot, d’escarmouches en opérations, mène la danse, conscient d’être le seul à posséder certaines informations, soucieux de son anonymat. Sacco se met en scène, se montre pris au piège des digressions, et en use parfois pour ficeler son récit. Face aux questions sur 1956, l’oncle d’Abed s’agace : « Et 1967 ? Et Sabra et Chatila ? Et le Congrès sioniste de Bâle en 1897 ? Et 1948 ? » « D’accord, d’accord ! Je finis par me rendre… Et comme il faut bien commencer quelque part », admet en voix off Joe Sacco, le récit montre l’arrivée des réfugiés palestiniens dans la zone quasi désertique de Gaza.

Toutes les strates du passé, toutes les nuances du présent, se lient peu à peu. La cohérence ne perd rien, elle y gagne au contraire en dévoilant les nœuds, les filiations. Deux portraits d’homme se suivent dans une planche. Très âgé, portant turban, le vieux fut un feddayin de la première heure, guérillero en 1948, militaire sous commandement égyptien, personnage inquiétant à la tête de gars mi-résistants mi-bandits. Épuisé, la quarantaine, Khaled est un « mutarad » , un recherché, en planque perpétuelle, militant armé du Fatah pendant la première Intifada. Le premier est un témoin de 1956, le second a été rencontré par hasard au cours de l’enquête, les deux seront personnages récurrents. Mais tous, même croisés au détour d’une case, auront leur mot à dire. C’est Abed et son ami Hani qui ont été blessés par balles, adolescents lors de la première Intifada. Ce sont les cinq enfants à la maison tout juste rasée qui portaient déjà les cicatrices de la seconde Intifada. À Gaza, tous ont leurs plaies. Aucun n’a le « luxe », selon le mot de Sacco, de les panser avant qu’une autre ne s’ouvre.

Les massacres de 1956 ne sont qu’une de ces plaies parmi des centaines ­d’autres. L’enquête de Joe Sacco ne le cache pas, mais sa quête n’en est pas pour autant dérisoire. Au contraire. Recueillir des dizaines de témoignages, les organiser, les recouper, écarter les moins sûrs, ne rien cacher des incohérences, reconstituer en conversant entre amis, à coup de thé et de gâteaux au miel, le lent déroulement d’un massacre… Tout ce travail minutieux met au jour une mémoire à vif, bouleversante, et une vérité. Les visages et les noms des témoins, les souvenirs dessinés par Sacco s’arment contre les notes de l’histoire, contre le ­simple constat de l’ONU : « Des désaccords existent quant au décompte des victimes et à la cause de leur mort. » Plus de 400 ont crevé pour une telle épitaphe, et combien d’autres resteront ensevelis.
C’est cet enquêteur pointilleux, recoupant ses sources, bousculant parfois ses interlocuteurs, qui installe la confiance. C’est lui aussi qui, pourtant, doute. Joe Sacco se dessine en un face-à-face : les traits tirés, il scrute Abu Junish, un grand-père que son petit-fils interroge. Le pire souvenir de cette journée ? Pas un coup, pas un mort, non, une émotion. «  La peur, répète le vieillard. La peur. » Entre le journaliste et le survivant, un court texte : « Soudain, j’ai eu honte de moi, honte d’être passé à côté de quelque chose en recueillant mes preuves ; en les démêlant, les disséquant, les indexant pour les classer dans les tableaux. » De la honte alors ressentie est née une bande dessinée qui entièrement l’annihile.

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