Aux origines de la crise : Maastricht

Dès 1992, Politis pointait les dangers du traité constitutif
de l’Union européenne, cet « hymne à la gloire du marché »
qui ne souffrait «aucune exception ».

Michel Soudais  • 1 juillet 2010 abonné·es

Politis et l’Europe, c’est déjà une vieille histoire. En 1992, notre journal se distingue dans le paysage médiatique en décidant de dire « non » au traité de Maastricht. Non par refus de « l’idée généreuse et progressiste d’une Europe unie » , explique Bernard Langlois (Politis le mensuel, n° 5), mais après examen « des dispositions contractuelles concrètes qui organisent une certaine forme d’Europe unie, et dont on a nous a prévenus qu’elles étaient à prendre ou à laisser ». « Ce traité, écrit alors le fondateur de Politis , nous paraît mauvais parce qu’il consacre […] la conception libérale, capitaliste de l’Europe ; parce qu’il confirme le primat de l’économique sur le politique, et du financier sur l’économique. » « L’Europe de Maastricht, c’est le moins possible de règle du jeu, et le transfert de l’essentiel du pouvoir des instances politiques vers des techniciens de l’économie et de la finance », résumait Denis Sieffert ( Politis, 2 juillet 1992). La suite ne nous a pas donné tort.

Aucun des traités ultérieurs – on en ­dénombre trois, si l’on veut bien considérer que le traité constitutionnel européen et celui de Lisbonne ne font qu’un, le second n’étant que le clone du premier – qui devaient corriger l’accord conclu à Maastricht n’a remis en cause l’analyse que nous faisions. Et pas plus la Charte des droits fondamentaux à propos de laquelle nous déplorions, en ­octobre 2000, de ne pas y ­retrouver «  le souffle émancipateur et philosophique de la Déclaration des droits de l’homme de 1789  » ( Politis n°620).

Il y a dix-huit ans, Politis pointait donc « la grande nouveauté politique » et, osait-on dire, «  philosophique du texte de Maastricht » sur laquelle allait désormais s’édifier la construction européenne. Cet « article clé du traité » (art. 102A) qui, dans « cette formulation, ne figurait aucunement dans le traité de Rome » disait ceci : « Les États membres et la Communauté agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre. » Cet « hymne à la gloire du marché, trois fois entonné dans le document, ne souffre aucune exception » , notions-nous, convaincus que le texte pouvait bien « évoquer ici ou là son intérêt pour l’environnement ou une vague préoccupation sociale » puisque les quelques mots de cet article réduisaient « à néant la marge de manœuvre d’une politique économique nationale ». « Ils interdisent toute nationalisation, et soulèvent le problème, en France par exemple, de l’existence des grandes entreprises nationalisées ou des monopoles, avertissions-nous. Ils ruinent à terme la notion même de service public parce qu’elle n’est pas conciliable avec la libre concurrence. Ils interdisent les aides structurelles ou conjoncturelles à des secteurs en difficulté. C’est le triomphe absolu des grands groupes industriels sur les PME. Et l’injonction à ces groupes de réduire au maximum leurs charges salariales pour affronter […] une concurrence sans bornes. »

La prédiction n’était pas excessive. Y a-t-il une entreprise qui ait été nationalisée depuis l’adoption de ce traité ? Aucune. En revanche, on sait quel a été le sort de France Télécom ou d’EDF-GDF, pour ne citer que les plus gros services publics. Sans négliger celui qui est fait à La Poste. Point n’est besoin non plus de rappeler les stratégies mises en œuvre par les grands groupes, qu’ils œuvrent dans l’industrie ou les services (on avait oublié ceux-là), pour diminuer la part des salaires dans leurs bilans : recours accru à la sous-traitance, à l’intérim et aux temps partiels, délocalisations, restructurations, licenciements boursiers, etc.
On se souvient aussi des conditions draconiennes imposées par Bruxelles en échange de soutiens à des secteurs en difficulté. C’est ainsi que l’aide accordée début 2009 à l’industrie automobile ne pouvait, au nom de la concurrence et du libre marché, être assortie de la moindre injonction visant à maintenir dans notre pays la production de modèles dont la fabrication dans un pays tiers était à l’étude. Mais le plan de sauvetage du système bancaire décidé au tournant de l’année 2008-2009 constitue la plus belle illustration de l’absurdité de ce principe ultralibéral. Pour venir en aide aux banques, des centaines de milliards d’euros ont été débloqués dans toute l’Europe par les États, sous forme de prêts ou de garanties. Avec quelle contrepartie ? Quasiment aucune : les États n’ont nulle part demandé en retour à siéger dans le conseil d’administration des banques ainsi aidées ; les velléités de réglementer plus ­sévèrement les activités bancaires ou la limitation des bonus des traders ont fait « pschitt ». Non seulement les pratiques à l’origine de la crise financière de 2008 ont repris comme si rien ne s’était passé mais, sans égard pour la main qui les avait sauvées, les banques se sont mises à spéculer sur la dette des États européens dont le déficit est devenu « excessif » en grande partie du fait de la crise financière.

On touche là une autre disposition introduite dans le traité de Maastricht, et aussitôt contestée dans nos colonnes : le refus, en quelque sorte constitutionnalisé, des « déficits excessifs », inscrit à l’article 104C. Ce dernier fixait les seuils à ne pas dépasser et confiait à la Commission la mission de surveiller « l’évolution de la situation budgétaire et du montant de la dette publique des États » . En cas d’incartade, un arsenal répressif était prévu. Ce qui nous faisait dire : « Les politiques économiques sont sous contrôle. » On mesure aujourd’hui la portée de ce contrôle.

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