La ruée vers l’or arctique

Réserves de pétrole considérables, nouvelles routes maritimes : alors que la banquise s’amenuise chaque été, les convoitises économiques se précisent, malgré des risques écologiques considérables.

Patrick Piro  • 9 septembre 2010 abonné·es
La ruée vers l’or arctique
© PHOTO : KAINULANEM/AFP

Quatre militants de Greenpeace ont réussi, la semaine dernière, à passer quarante heures dans un bivouac suspendu sous une plate-forme de prospection pétrolière de la baie de Baffin, prolongement de la mer du Labrador, qui communique avec l’océan Arctique au nord. Par cette action spectaculaire, ils espéraient retarder suffisamment l’avancée d’un forage engagé par la compagnie écossaise Cairn Energy, comptant ensuite sur l’hiver pour qu’il soit ajourné durant de longs mois. Sans succès : l’action a été écourtée en raison de conditions météorologiques très dures. Elle a cependant permis de donner un coup de projecteur sur les ambitions des pétroliers dans la région.

Fin août, à la suite d’un premier forage, Cairn Energy annonçait avoir découvert des traces d’hydrocarbures dans cette mer très prometteuse de l’ouest du Groenland. Pour l’organisation écologiste, cette découverte pourrait donner le signal d’une ruée vers l’or noir dans les eaux de l’Arctique, malgré des risques écologiques majeurs qu’encourrait cette région fragile en cas d’accident.
Les côtes gelées au nord du cercle arctique ont déjà fait l’objet de forages, mais la prospection en mer en est à ses débuts. En raison des coûts d’exploitation, les hydrocarbures de l’Arctique ne devraient pas être rentables avant des années. Mais, avec l’épuisement des réserves conventionnelles, la compétition entre pétroliers s’aiguise. Car les promesses sont fabuleuses : selon les estimations de l’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS), qui font référence, la région arctique recèlerait 30 % des réserves mondiales de gaz naturel et 13 % du pétrole !

Les nations arctiques [^2] ont entamé des manœuvres pour faire valoir leurs droits sur des eaux territoriales aux contours parfois mal définis. Le Canada et la Russie élaborent des « stratégies arctiques ». Les licences de prospection se multiplient. Exxon Mobil et Chevron sont sur place, on attend Shell, Statoil, etc. Le Groenland, en particulier, à qui la manne pétrolière pourrait offrir son indépendance, a programmé une série d’appels d’offres pour attribuer des autorisations. Un signe : le gouvernement de la grande île a renoncé à considérer la candidature de la compagnie BP, qui fait profil bas depuis l’énorme marée noire provoquée par l’explosion, en avril dernier, de la plate-forme exploitée par le groupe en eaux profondes dans le golfe du Mexique [^3].

En effet, une catastrophe similaire est non seulement possible en Arctique, mais elle aurait des conséquences écologiques potentiellement incalculables sur des écosystèmes très riches – mammifères, poissons, oiseaux, coraux, etc. Le Minerals Management Service (MMS) états-unien [[Peu soupçonnable d’être hostile aux pétroliers :
il a été lourdement mis en cause pour sa collusion avec BP dans la catastrophe du golfe du Mexique.]] estimait en 1997 que certaines concessions pétrolières arctiques avaient une chance sur cinq de connaître une marée noire importante pendant la durée de leur exploitation.
En effet, les conditions qui caractérisent la région, et d’abord son climat extrême ainsi que l’éloignement des zones habitées, accentuent les difficultés classiques des forages et compliquent toutes les interventions. Une particularité : les blocs de glace, qui peuvent percuter les plates-formes. Certaines régions, comme la baie de Baffin (où prospecte Cairn Energy), sont connues pour être des couloirs à icebergs. Fin août, un mégabloc de 250 km2 (2,5 fois la superficie de Paris) s’est détaché du Groenland, au nord de cette région : sous l’effet du réchauffement climatique, les glaciers de l’île connaissent actuellement une fonte bien plus rapide que prévu.

Pour parer aux collisions, on envoie des remorqueurs harponner les icebergs, monstres pesant plusieurs centaines de milliers de tonnes, pour détourner leur trajectoire. En cas d’échec, les plates-formes ont la capacité de se désarrimer du puits. « Même si la profession considère mieux l’environnement depuis quelques années, dans un milieu aux conditions aussi extrêmes, on va au-devant d’une accumulation de risques et de coûts » , souligne Roland Vially, géologue à l’Institut français du pétrole (IFP).

Ensuite, les facteurs d’aggravation d’un éventuel accident sont multiples. Actuellement, la banquise ne libère la mer qu’en été, n’autorisant les opérations que pendant deux à ­quatre mois. En cas d’accident sur un puits, une fuite de pétrole, si elle n’est pas contrôlée à temps, pourrait se prolonger pendant deux années : en effet, s’il n’a pas été creusé de puits de secours simultanément au forage principal (comme dans le golfe du Mexique), ou si cette opération est interrompue avant la prise en glace, il faudra attendre l’été suivant pour maîtriser la fuite. Et il n’existe actuellement aucun moyen de pomper une nappe qui stagnerait sous la glace.

Par ailleurs, les températures froides ralentiraient fortement la dispersion des hydrocarbures : peu d’évaporation, dégradation ralentie, adhésivité renforcée des nappes. Vingt et un ans après l’échouage de l’Exxon Valdez, la vie marine est toujours convalescente sur la côte sud de l’Alaska touchée par la marée noire [^4].

Cairn Energy rappelait la semaine dernière que la sécurité est « sa priorité », alors que les règles de prospection établies par le Groenland sont réputées très strictes. Mais quelle garantie, à terme, quand le pétrole arctique deviendra crucial pour l’économie mondiale ? Les pétroliers font déjà pression pour abaisser le niveau des exigences de sécurité. Il y a quelques mois, certains d’entre eux (dont BP !) tentaient d’obtenir du Canada qu’il allège la réglementation obligeant, en mer de Beaufort (océan Arctique), à forer conjointement puits principal et de secours. La marée noire du golfe du Mexique a interrompu ces discrètes négociations. Pour combien de temps ?

[^2]: Canada, États-Unis, Norvège, Russie et Danemark, via le Groenland, qui a cependant acquis l’an dernier une autonomie renforcée.

[^3]: Les opérations de colmatage définitif du puits endommagé ont encore été retardées, et pourraient n’être achevées qu’à la fin du mois. Au total, en cinq mois, près de 5 millions de barils de pétrole s’en seront échappés, et il en aura coûté 8 milliards de dollars à la compagnie pour juguler la pollution.

[^4]: Avec des volumes dix fois moindres que la marée noire causée par BP dans le golfe du Mexique.

Écologie
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