Un retrait américain en demi-teinte

Les missions de combat des troupes américaines ont officiellement pris fin le 1er septembre. Alors que la situation témoigne d’un échec politique, économique et stratégique pour les États-Unis, le retrait annoncé reste partiel.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 9 septembre 2010 abonné·es
Un retrait américain en demi-teinte
© PHOTO : AL-RÛBAYE/AFP

Les États-Unis ont clos officiellement mardi 31 août à minuit (GMT) leur mission de combat en Irak. À quelques mois des élections de mi-mandat, le président Barack Obama doit tenir les promesses qui l’ont fait élire, mais son administration, pas plus qu’une autre, n’est capable de refermer la boîte de Pandore irakienne. Car, alors que les officiels occidentaux pérorent sur l’exemplarité du « modèle démocratique » instauré par l’intervention américaine [^2], la situation dans le pays « libéré » reste désastreuse. Le constat de Didier Billion, politologue et enseignant à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), est sans appel : « Les États-Unis ont eu tout faux. » Six mois après les élections de mars, l’Irak est dans l’impasse. Le Premier ministre, Nouri al-Maliki, et l’ex-chef de gouvernement, Iyad Allaoui, tous deux chiites et nationalistes, ont interrompu mi-août les discussions visant à former une coalition. Pour Didier Billion, la formation d’un nouvel exécutif reste ­improbable « à court terme et sans pressions extérieures » . « Dans les prochaines semaines, nous saurons s’ils sont capables de faire les concessions nécessaires. Faute de quoi, il faudra envisager de nouvelles élections » , reconnaît Raid Jahid Fahmi, ministre des Sciences et de la Technologie, et membre du bureau central du Parti communiste irakien.

Après la chute du régime de Saddam Hussein, le paysage politique s’est restructuré selon des clivages infrapolitiques. Les États-Unis ont libéré les tensions ethno-communautaires et ethno-confessionnelles contenues par la terreur, des divisions « instrumentalisées par les différents acteurs extérieurs selon leur propre agenda » , commente le haut responsable irakien. Considéré comme acquis par les autorités irakiennes, le rétablissement de la souveraineté et de l’indépendance constitue donc un défi majeur au niveau régional mais aussi intérieur. S’accorder sur le programme qui assurera l’unité nationale est une priorité, car les « facteurs potentiels de dislocation » sont nombreux, confie Didier Billion. Bagdad a ainsi dû intervenir pour geler des contrats signés sur les ressources pétrolières entre le gouvernement autonome de la province kurde et des entreprises étrangères.

D’autre part, la stabilisation économique et sociale est essentielle, car les difficultés quotidiennes, « la faiblesse de l’activité économique et la ­corruption minent la perception de l’avenir des Irakiens », observe Raid Jahid Fahmi. Alors que parmi les 2 millions d’Irakiens qui ont fui le pays se trouvait une partie de l’élite intellectuelle et économique, le marché a été déréglementé, le chômage est important, et les actifs de l’État liquidés sous la tutelle américaine. L’économie irakienne, anéantie par trois guerres dévastatrices et dix ans de sanctions internationales, n’est plus aujourd’hui qu’une économie de survie. Du fait de la situation politique, le bilan de la reconstruction reste modeste et « l’état des infrastructures est une cause principale d’insatisfaction dans la population, admet Raid Jahid Fahmi. Récemment, les coupures d’électricité ont donné lieu à des manifestations, poussant le ministre des Énergies à démissionner ».

« La plupart des industries légères irakiennes ont fermé, constate-t-il. Dernièrement, le Conseil des ­ministres a émis un projet de loi pour établir la protection des produits nationaux. » Le projet a été transmis pour vote au Parlement, « dont les instances partagent la même vision libérale, voire ultralibérale » . Bien que Boris Boillon, ambassadeur de France en Irak, insiste sur le fait qu’ « il faut absolument, quand on parle de l’Irak, raisonner sans idéologie », il semble que la seule victoire dont puisse se targuer Washington soit idéologique. « La Constitution adoptée en 2005 stipule que l’économie irakienne doit se transformer en économie de marché » , indique Raid Jahid Fahmi. « Un non-sens absolu » , d’après Didier Billion, pour qui « la relance nécessite une politique de grands travaux et une renationalisation des ressources les plus à même de fournir du capital ». Mais pour le ministre irakien, « à ce jour, la question n’est pas d’opérer une nouvelle nationalisation, mais d’empêcher la privatisation des entreprises publiques ­viables » . Alors que le conflit représente pour les États-Unis un gouffre humain (plus de 4 000 soldats américains sont morts et 34 268 ont été blessés) et financier (les estimations font état de quelque mille milliards de dollars), certains investisseurs américains ont certes pu profiter de l’ouverture du marché, mais de nombreuses puissances comme la Chine ou la Turquie ont également pris une part du gâteau, les privant d’une partie des bénéfices escomptés.

Officiellement, 47 900 soldats américains demeurent sur le terrain pour participer à la formation des forces de sécurité nationales. Alors que les attentats d’août ont encore fait 426 morts irakiens, dont 295 civils, les violences demeurent le premier facteur de minage de la crédibilité du pouvoir. Instrumentalisé de longue date par les néoconservateurs américains, cet état de fait nourrit les inquiétudes, car « le départ des troupes pourrait laisser place à pire dans les semaines à venir » , craint Didier Billion. D’autant que le contexte politique et constitutionnel « a des répercussions sur la façon dont est perçu le départ par les cercles d’opinion irakiens, rapporte Raid Jahid Fahmi. Des groupes et personnalités politiques expriment des craintes quant au “vide” qui pourrait encourager des ingérences de la part de l’Iran ou de la Turquie » . Bien que le pouvoir irakien s’en félicite, le retrait s’effectue donc en demi-teinte.

Concrètement, le désengagement militaire total des États-Unis est prévu pour décembre 2011. Nouri al-Maliki peut réaffirmer « que les forces de sécurité irakiennes sont capables d’assumer leurs responsabilités », son ministre de la Défense, Abdel Qader al-Obeïdi, annonce qu’en 2012 elles ne seront prêtes qu’à 95 %. Dès lors, la nécessité du « parapluie » américain demeure une option pour le Pentagone, qui n’exclut pas un maintien de l’armée au-delà des termes conclus par l’accord. Raid Jahid Fahmi reconnaît « que les troupes ne resteront sans doute pas inertes si de graves menaces pèsent sur le processus politique et la sécurité des nouvelles institutions irakiennes [^3]» . À Bagdad, « d’autres rumeurs inquiètent, rapporte-t-il, à propos du nombre et du rôle croissant des sociétés privées étrangères de sécurité. Les Irakiens demandent déjà que leur présence soit limitée » , car, malgré les déclarations tonitruantes du Président américain à la suite de la mise en accusation de certaines d’entre elles, la situation constitue pour elles une aubaine [^4].

À l’heure du bilan, le général Ray Odierno, commandant des forces armées américaines en Irak, a admis : « Nous étions tous très naïfs. » Pour les États-Unis, l’échec le plus cuisant reste stratégique. Le projet des néoconservateurs de l’administration Bush pour « redessiner le Moyen-Orient » en s’appuyant sur les clans et les ethnies a fonctionné, mais le bilan de la redistribution des cartes, alors que Washington demande des sanctions contre l’Iran, trouble le jeu. L’influence occidentale s’est évaporée avec le retour sur la scène politique de la mouvance chiite, et l’effondrement de l’Irak a affaibli le monde arabe au profit de deux acteurs régionaux insoumis, l’Iran et la Turquie. Dans ce contexte, bien que Barack Obama assure rester « un partenaire fort » de l’Irak, le projet d’une nouvelle ambassade, la plus grande et la plus fortifiée du monde, au-delà du symbole impérial, « est la preuve d’une immense faiblesse », constate Didier Billion. « Au long de ce remarquable chapitre de l’histoire des États-Unis et de l’Irak, nous avons assumé notre responsabilité, a déclaré Barack Obama le 31 août à Washington. Maintenant, il est temps de tourner la page. » Entre espoirs et craintes, la fin de l’opération Liberté pour l’Irak ne doit cependant pas être prise pour ce qu’elle n’est pas : le chapitre est loin d’être clos.

[^2]: Boris Boillon, ambassadeur de France déclarait au Figaro du 31 août : « L’Irak est le vrai laboratoire de la démocratie dans le monde arabe, c’est là que se joue l’avenir de la démocratie dans la région. Potentiellement, l’Irak peut devenir un modèle pour ses voisins et, qu’on le veuille ou non, tout cela a été obtenu grâce à l’intervention américaine de 2003. »

[^3]: À peine cinq jours après la fin de leur mission de combat, le 5 septembre, des militaires américains ont ainsi ouvert le feu dans un acte de « légitime défense », pour aider à défendre un complexe militaire irakien pris d’assaut.

[^4]: Une société privée de sécurité française a signé pour la première fois, le jeudi 2 septembre, un contrat de plusieurs milliers de dollars pour la sécurisation du ministère des Affaires étrangères à Bagdad.

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