À contre-courant / Capitalisme et démocratie

Jérôme Gleizes  • 7 octobre 2010 abonné·es

Le capitalisme est-il compatible avec la démocratie ? En 1942, l’économiste Joseph Schumpeter, dans son dernier ouvrage, Capitalisme, socialisme et démocratie , pensait que le capitalisme libéral allait s’effondrer au profit du socialisme. Il se posait la question de la compatibilité de ce dernier avec la démocratie. Soixante-dix ans plus tard, la question se poserait plutôt de la compatibilité du capitalisme avec la démocratie. Tandis que Schumpeter craignait la concentration du capital, le monde a assisté à la concentration des pouvoirs et au détournement des institutions démocratiques. Cornelius Castoriadis avait déjà critiqué cela en disant que la démocratie était confisquée par une oligarchie. La situation actuelle du débat sur les retraites est très symptomatique. Jamais une unité syndicale n’a été aussi forte, et pourtant la discussion reste au point mort. Rarement, une mobilisation sociale n’a été aussi importante. Le gouvernement Juppé avait reculé en 1995, celui de Villepin sur le CPE.

Pourtant, le gouvernement actuel rejette cette souveraineté populaire, la démocratie au sens littéral du terme. Le régime actuel est oligarchique. L’exécutif domine l’assemblée législative en la transformant en chambre d’enregistrement de décisions prises par le gouvernement. Le président Sarkozy a l’impression que le peuple français lui a donné les pleins pouvoirs le 5 mai 2007 pour faire ce que bon lui semble. Le débat parlementaire sur les retraites a été ainsi écourté malgré les millions de personnes dans la rue. Au lieu de répondre à leurs attentes, ce gouvernement abuse de la politique de la peur, cherche des boucs émissaires avec les Roms (en alimentant une confusion avec les gens du voyage), les étrangers. Jamais un pays démocratique n’a été autant condamné par la communauté internationale. Wendy Brown a, dans un livre remarquable, réactualisé les travaux de Foucault [^2] sur le lien entre néolibéralisme et autoritarisme, la fin de la démocratie libérale. L’État doit obéir aux besoins du marché à travers toutes ses politiques, contribuant à la formation d’un sujet néolibéral, conditionné par une rationalité marchande.

Face à la crise actuelle, cette critique de la gouvernementalité néolibérale reste insuffisante. Comme l’a écrit Geneviève Azam la semaine dernière dans sa critique du Manifeste des économistes atterrés , se pose aujourd’hui la question de « l’accumulation infinie des richesses » , et de la possibilité d’une accumulation infinie de capital. Par rapport à Schumpeter mais aussi aux premiers théoriciens de l’économie politique, de Smith à Marx, il y a un angle mort dans l’analyse : la sous-estimation des ressources naturelles, notamment non renouvelables. Si le capital peut être réductible à du travail, les ressources naturelles non renouvelables ne sont pas réductibles à du travail. Leur raréfaction, notamment celle du pétrole, met en difficulté l’accumulation du capital. L’actualité récente illustre ce qui pourrait être la règle dans les années à venir, une géopolitique du contrôle des ressources : l’arrêt de l’exportation de terres rares de la Chine vers le Japon après les tensions récentes entre ces deux pays, la bataille autour de l’extraction de l’uranium au Niger… Une étude récente de l’armée allemande décrit les conséquences d’un choc pétrolier, dû au déclin des sources principales ( peak oil ). Cela menacerait la pérennité de la démocratie et la stabilité de l’économique mondiale.

Vers une régulation autoritaire de nos sociétés ? Le retour de la barbarie était évoqué dans le dernier article d’André Gorz, « La fin du capitalisme a déjà commencé ». Ne pas aborder politiquement la réduction de notre empreinte écologique, la décroissance de notre consommation de ressources naturelles, c’est risquer des lendemains qui déchantent. La mobilisation contre le projet du gouvernement sur les retraites dépasse paradoxalement le sujet de la mobilisation. C’est la résistance à la stratégie « il n’y a pas d’autres alternatives » prônée par le gouvernement. Cela fait des années que le néolibéralisme nous habitue à une réduction de nos libertés fondamentales (contrôle social, fichage, présence policière et vidéosurveillance…) et à la mise en place d’un gouvernement autoritaire.

[^2]: Les Habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néoconservatisme, Les prairies ordinaires, 2007.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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