Échangerais steppe contre autoroute

Une filiale de la Caisse des dépôts lance un marché « biodiversité » pour les entrepreneurs qui ont besoin de compenser les dommages causés par leur activité.

Noëlle Guillon  • 14 octobre 2010 abonné·es

Steppe restaurée à vendre. Le lot est estimé à 35 000 euros l’hectare. C’est dans la vallée de la Crau, en Camargue, que la CDC-Biodiversité, filiale de la Caisse des dépôts et consignations, a lancé cette opération nommée « Coussouls de Cossure ». Entendez la mise en place d’un système financier censé assurer la compensation environnementale d’entreprises désireuses de s’étendre sur de nouveaux milieux naturels. Le coussoul est cette formation steppique unique au monde, habitat d’une faune remarquable, comme le faucon crécerellette ou encore l’outarde canepetière. Menacé, le milieu naturel, dont plus de 75 % de la surface a été détruite, est désormais protégé aux alentours dans une réserve naturelle. Et les terrains achetés en 2008 par la CDC-biodiversité auprès d’un propriétaire de vergers industriels, au prix de 7 millions d’euros, sont, eux, situés hors de cette zone protégée.

L’opération vise à transformer, avec l’aide d’une organisation locale, cette friche contaminée en pâturages ovins afin de « restaurer » le milieu, qui pourra alors se vendre à des maîtres d’ouvrage ayant des besoins de compensation. Car, depuis la loi de 1976 sur la protection de la nature, toute intervention industrielle doit suivre un processus en trois étapes. Le maître d’ouvrage doit s’assurer que toutes les mesures sont bien prises pour éviter l’impact sur la biodiversité, ou en second lieu le réduire. Si des dommages résiduels subsistent et si ceux-ci sont considérés comme acceptables au vu de l’intérêt du projet, l’industriel doit alors procéder à leur compensation.

Or, d’après Philippe Thiévent, directeur de la CDC-biodiversité, présent lors de l’université de rentrée du WWF-France, le mécanisme de compensation de biodiversité manque d’efficacité, faute d’interface : « Alors que 60 000 hectares sont artificialisés chaque année en France, il n’y a encore quasiment pas de compensation » . Le ministère de l’Environnement a donc lancé une expérimentation d’un nouveau type. L’idée est résumée par Philippe Thiévent : « Utiliser la compensation comme fondement d’un mécanisme de marché pour atteindre la neutralité écologique. »

« La CDC-biodiversité s’engage à reformer un habitat favorable aux espèces remarquables endémiques. Nous ne prétendons pas restaurer du coussoul, milieu millénaire hérité de l’action du climat et du pastoralisme, mais refaire de la steppe par des actions d’ingénierie biologique, puis assurer un suivi dynamique par l’installation de troupeaux de moutons » , explique Brice Quenouille, chargé de mission à la CDC-biodiversité.

Arnaud Béchet, de l’association Nacicca, parle de « banque pour bétonneurs » , et estime que le projet est une supercherie : « La restauration sera désormais dépendante de la destruction. C’est l’échec de la politique de conservation. Et la restauration n’est ni équivalente ni durable. » Pour le naturaliste, le risque est l’ouverture de véritables « bourses où les industriels pourront s’échanger des actifs de nature, ou droits à détruire » .
Tout le montage est inspiré du fonctionnement des banques américaines de compensation, qui ont émergé après l’application d’une loi de 1972 sur la protection des zones humides et une loi de 1973 sur les espèces menacées. Elles sont plusieurs centaines actuellement et le marché associé est évalué à plusieurs milliards de dollars. Ainsi, un rapport du Worldwatch Institute de 2008 mentionne le cas d’une entreprise du bâtiment, Vulcan Materials Corporation, qui décide en 2005 d’ouvrir une banque pour vendre des crédits « habitat de mouche » sur une espèce particulièrement rare en Californie. L’unité est rapidement passée de 100 000 à 150 000 dollars par acre, et un promoteur local, qui fut un des premiers clients de cette banque, a commenté l’opération : « Ils n’ont pas perdu de temps. J’ai passé six ans à attendre des autorisations pour construire 18 bâtiments ; maintenant, avec cette banque de compensation, j’ai une option. »

C’est bien là un des risques majeurs de ces « crédits-biodiversité ». L’économiste environnementale Sarah Hernandez, globalement favorable au nouvel outil mais prônant un encadrement strict, écrivait en 2007 en conclusion d’un rapport pour la Cour de cassation : « La compensation risque de devenir une licence de destruction de la diversité biologique. Le concept servirait pour accepter des projets qui n’auraient jamais dû voir le jour, à cause notamment de leur impact sur des habitats extraordinaires. » Le chercheur John Mack a ainsi publié une étude sur 26 zones de compensation de milieux humides en Ohio. Seuls 6 ont pu être considérées comme des succès sur le plan de la végétation et des amphibiens.

Les espaces continueront d’être détruits, mais pour les banques la « restauration » sera rentable. Dans le cas de la Crau, on a ainsi vu une plate-forme logistique maritime s’installer sur du coussoul de Crau en périphérie du port autonome de Marseille, compensé par les millions d’euros versés à des associations locale de protection de la nature et des bureaux d’études.

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