Sans concessions avec la Une

Dans « Fin de concession », en salles depuis le 27 octobre, Pierre Carles revient sur les conditions de la privatisation de TF 1 en 1987 et le consensus entourant ce fastueux cadeau au groupe Bouygues.

Xavier Frison  • 28 octobre 2010
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Sans concessions avec la Une

Que doit-on évoquer au moment d’écrire sur Fin de concession , le dernier film du réalisateur Pierre Carles ? L’histoire de la privatisation de TF 1, casse du siècle fomenté par Francis Bouygues avec la bienveillante complicité de la bonne société politico-médiatique française, ou le blues du réalisateur, qui met en scène son « fighting spirit » érodé et le constat d’échec de ses combats passés contre la télévision et ses dérives ? Commençons par le sujet central, la Télévision Française 1. En 1987, la Une passe aux mains des intérêts privés. Une confiscation sans précédent des ondes hertziennes, propriété de l’État, donc des citoyens, comme le rappelle Arnaud Montebourg dans le film. Le tout au profit d’un mastodonte mondial du bâtiment, le groupe Bouygues.

Dans une des scènes les plus marquantes du film, en ce qu’elle montre comment s’acquiert le pouvoir médiatique, Bernard Tapie entraîne l’équipe formée par Francis Bouygues pour racheter la chaîne, avant le grand oral devant la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL), ancêtre du CSA. Du media training , dirait-on aujourd’hui. Tapie convainc cent fois mieux en déclamant des inepties sur les femmes
–  « Nous les connaissons, nous savons ce qu’attendent les femmes »  – que la présidente d’alors du groupe Marie-Claire, gauche et empruntée devant son texte. Et Francis Bouygues de tancer amicalement le PDG des éditions Mondiales, Antoine de Clermont-Tonnerre, au cours de la même répétition générale : « Vous avez l’air un petit peu trop… modeste , le reprend-il, mimique d’épaules tombantes à l’appui. Il faut être un peu plus dominateur. » Au final, l’offre promise au « mieux-disant culturel » ira au groupe Bouygues et à sa croustillante formule, « informer, divertir, cultiver » . Du point de vue industriel et financier, l’opération est une totale réussite. Mais, en 1987, le pouvoir doit donner le change. Faire croire qu’il confie la première chaîne à un groupe responsable, ambitieux dans sa mission d’élévation des âmes et des esprits. On voit ainsi François Léotard, sémillant ministre de la Communication de l’époque, assurer sur un plateau du 20 heures d’Antenne 2 que si, dans dix ans, le groupe Bouygues n’a pas tenu ses promesses, la concession sera clairement remise en cause. Alors, dix ans plus tard, quoi ? Rien. Ou presque.

Trois journalistes de Télérama , dont l’un témoigne devant la caméra de Pierre Carles, seront parmi les rares à poser la question de la « fin de concession » à TF 1 et à son patron, Patrick Le Lay. Interview houleuse, longue de deux heures, où le PDG de la chaîne ne comprend pas que l’on songe à demander des comptes sur cette question. Stupéfaction du scribouillard, encore plus estomaqué quand, le lendemain, le directeur de la communication de la chaîne appelle Télérama pour affirmer que l’entretien n’a jamais eu lieu, « nous sommes bien d’accord » . Le journal en fera sa couverture. Et puis c’est à peu près tout. Les politiques ne bougeront pas une oreille, les chaînes concurrentes non plus.

« Comment pouvez-vous imaginer que l’on pouvait retirer la concession à TF 1 ? , demande benoîtement Étienne Mougeotte, ancien PDG de la chaîne, dans son actuel bureau de patron du Figaro . Longuement interrogé par un Pierre Carles introduit en faux caméraman d’une équipe de télévision sud-américaine, Mougeotte, vieillissant et diminué, en dit beaucoup. À l’époque, Bernard Tapie, super VRP du dossier Bouygues, intarissable sur les vertus de la musique classique à la télé, « racontait n’importe quoi » , lance Carles. « Dont acte » , répond Mougeotte du tac au tac. La concession accordée à TF 1 sera donc automatiquement renouvelée sans appel d’offres en mars 1996 pour cinq ans, puis en novembre 2001 pour la même durée, avant un nouveau blanc-seing en 2003 pour la TNT.

D’autres têtes bien connues, parfois déjà piégées par le réalisateur des années auparavant, viennent égayer le documentaire. Charles Villeneuve, assez malin pour interrompre rapidement l’entretien, Franz-Olivier Giesbert, squatteur maladif d’à peu près tous les médias, l’impayable Jean-Pierre Elkabbach, magnifique dans son numéro sur l’indépendance du journaliste face à tous les pouvoirs, David Pujadas, les sœurs consensus mou d’« Envoyé spécial », Françoise Joly et Guilaine Chenu, et d’autres. Un panel assez représentatif de ce cénacle des journalistes en vue, ceux qui étalent leur vie dans les magazines ou posent comme des vedettes de cinéma devant les photographes. Toujours prêts à se vendre, beaucoup moins enthousiastes à l’idée d’enquêter sur la généreuse concession accordée à TF 1 en 1987, à une époque où Nicolas Sarkozy, parfaite tête à claques dans les images d’archives, était l’avocat d’affaires de Francis Bouygues sur ce dossier.

Avec d’autres journalistes vedettes de l’époque et actuels, Pierre Carles est moins mordant. Et n’élude pas le problème, bien au contraire. Élise Lucet joue de son charme, Audrey Pulvar l’éconduit avec grâce, Jean-Marie Cavada le couvre d’éloges. À la vue de ces images, où Pierre Carles rit beaucoup avec ses interlocuteurs, l’équipe du film, sans voix, ne cache pas sa consternation. Délicieuse scène d’autocritique, voire d’autoflagélation. C’est que, depuis le cinglant Pas vu pas pris de 1998 et sa critique radicale des rapports entre le pouvoir politique et médiatique, Carles est lui aussi devenu un homme connu, au moins dans le microcosme télévisuel. Jacques Chancel, dont les abracadabrantesques excuses pour éviter l’importun font office de gimmick comique du film, lui avait dit dans Pas vu pas pris  : « Vous êtes jeune mais vous verrez, vous aussi, dans quinze ans, vous tutoierez les puissants. »

La prophétie de Jacques Chancel ne s’est pas vraiment réalisée. Mais si Pierre Carles ne tutoie pas les puissants, ils le reconnaissent. Alors Carles se grime, Carles se cache, Carles louvoie. Mais au bout du bout, il mord moins. Ressort avec nostalgie les images des années de Pas vu pas pris , du magazine PLPL lancé avec la complicité de Pierre Bourdieu, des actions médiatiques contre la citadelle télévisuelle, dans laquelle le réalisateur fut brièvement un trop acide chroniqueur. La question « avons-nous réussi à changer les choses ? » hante le film ; sa réponse, pessimiste, tout autant.

www.homme-moderne.org/images/films/pcarles/findeconcession

Temps de lecture : 6 minutes
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