« Sarkozy est à côté de la plaque ! »

Victimes de discriminations depuis sept cents ans, les gens du voyage, français, ne se considèrent ni comme nomades ni comme sédentaires, mais comme voyageurs. Rencontre à Tournefeuille, près de Toulouse.

Philippe Bertrand  et  Armelle Parion  • 7 octobre 2010 abonné·es
« Sarkozy est à côté de la plaque ! »

Robert Zigler aime raconter qu’il a reçu Claude Nougaro chez lui ou a correspondu avec Lionel Jospin. Cet homme chaleureux de 71 ans, dont le charisme frappe, vit à Tournefeuille (Haute-Garonne) depuis vingt et un ans avec Marie, sa femme, à côté de ses enfants et petits-enfants. Il revient facilement sur sa vie, évoque notamment la guerre d’Algérie, où il s’est battu sous le drapeau français, et rappelle l’engagement de son père et de son grand-père dans les deux guerres mondiales. Le patriarche, « gitan et français » , dit-il, préside depuis des années l’association tsigane toulousaine La Goutte d’eau. À ce titre, il a conseillé, voici une dizaine d’années, quarante-deux maires de France sur la manière de concevoir une aire d’accueil pour les gens du voyage. Il a développé des relations de confiance avec les élus locaux. « Tout s’est toujours bien passé entre nous. D’ailleurs, quand il y a des problèmes de stationnement illicite, ils viennent d’abord me voir. »

Il a ainsi été consulté quand la mairie de ­Tourne­feuille a décidé, en 2008, de créer une nouvelle aire d’accueil à côté de celle datant des années 1970, transformée aujourd’hui en terrain familial. Depuis le 5 juillet dernier, vingt caravanes sont installées sur ce nouvel espace, de l’autre côté du grillage délimitant le terrain des Zigler. Trois jours avant l’ouverture officielle du site, les familles attendaient déjà devant l’entrée.
Moins de la moitié des communes de plus de 5 000 habitants respectent leur obligation d’accueillir les gens du voyage. Très peu proposent des aires de grand passage, réservées notamment aux grands rassemblements, religieux ou familiaux. « Concernant l’aire, je dis chapeau ! , lance Robert. La mairie a fait plus que ce qu’on demandait. L’espace que nous avons nous permet de ne plus craindre d’être chassés. » Il se souvient d’une enfance plus mouvementée sur les routes, et de son ancien métier de marchand ambulant.

Il faut se perdre au fin fond de Tournefeuille, au bout d’une impasse, pour accéder à la nouvelle aire, « quartier » dans le quartier situé dans la ZAC de Quéfets et surplombé par une antenne-relais. Il y a vingt ans, ce terrain était encore entouré de champs. Quelques camionnettes d’artisans du bâtiment sont garées à l’entrée. Un « bureau d’accueil » jouxte le portail. Il est occupé par Simon Cunnac, le gestionnaire de l’aire, employé par la mairie, en quelque sorte comme médiateur officiel. Le jeune homme a obtenu ce poste après avoir été éducateur dans une association toulousaine, Rebonds. Il travaillait à l’insertion des jeunes gens du voyage par le rugby dans le quartier de Ginestous, qui abrite une importante communauté tsigane.
Simon passe vingt heures par semaine sur l’aire de Tournefeuille. Le reste du temps, il coordonne des ateliers d’accompagnement ­péri­scolaire de la commune. « Je suis chargé de la médiation entre les “voyageurs” et les services sociaux » , résume-t-il. Il connaît les codes de la population gitane, même s’il sait qu’il sera toujours considéré comme un gadjo.
Wesley, un des fils de Robert, employé lui aussi par la mairie, s’occupe tous les jours avec soin de l’entretien de l’aire. Simon, lui, règle les dysfonctionnements d’ordre matériel. Il gère aussi les dépenses d’énergie de chaque famille. Un emplacement à Tournefeuille revient à un euro par jour pour la location et, en moyenne, 80 euros par mois pour l’eau et l’électricité. Récemment, Simon a mis Aline en relation avec une assistante sociale. Cette femme d’une cinquantaine d’années vit seule avec ses deux filles sur la nouvelle aire. Il a accompagné l’aînée à la maison de l’emploi, ce qui lui a permis de décrocher un travail.

Pas de notion de carrière ni vraiment de métier chez les gens du voyage, qui en pratiquent plusieurs au cours de leur vie, voire plusieurs dans la même journée. Sur l’aire de Tourne­feuille, il y a quelques saisonniers, mais surtout des artisans du bâtiment, qui travaillent au porte-à-porte : « chiner », chez les Gitans, signifie aller chercher du travail là où il y a un besoin. « Mais quand ils réalisent des devis, ils se sentent obligés de tricher sur leur nom. Révéler qu’ils sont gitans les empêche de décrocher des contrats », raconte Simon. « On fait peur aux sédentaires, renchérit Robert Zigler. Ils nous voient comme des gens malsains et ont peur de dialoguer avec nous, à cause du cliché sur le Gitan voleur de poules. D’ailleurs, quand ils passent devant l’aire, ils ­accélèrent. » Le patriarche évoque son enfance à l’école, où les Gitans étaient assis sur un banc spécial, au fond de la classe, soupçonnés d’être sales et voleurs.

Aujourd’hui, environ 75 % de la jeune génération gitane française est alphabétisée. Mais l’école suscite des craintes : « Certaines mères ont l’impression qu’on leur prend leur enfant , explique Simon. Des parents font seuls la démarche d’inscrire leur enfant à l’école. Mais d’autres leur disent de se cacher quand l’aide aux devoirs arrive sur l’aire. » En outre, les gens du voyage voient surtout l’intérêt des premières années d’école, celles de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, et, ensuite, dans les enseignements pratiques proposés en Segpa (sections d’enseignement général et professionnel adapté), notamment du fait des stages… « Entre l’école primaire et le collège, il y a un wagon difficile à raccrocher » , commente Simon.

Les pouvoirs publics veulent intégrer les gens du voyage, les sédentariser, les scolariser afin qu’ils obtiennent un diplôme… Mais ces normes ne correspondent pas aux leurs : ils tiennent à un mode de vie qui leur permette de pouvoir partir à tout moment et privilégient avant tout les connaissances pratiques et les savoir-faire.

Dans sa mission, Simon est aussi censé répertorier les délits et infractions commis par les occupants de l’aire. « Mon métier est de faire régner l’harmonie. » Les pouvoirs publics nourrissent souvent de grands rêves de mixité entre les différentes familles sur les aires d’accueil. Or, l’unité familiale est forte, et avec l’effacement du nomadisme la notion de propriété s’est développée. De fait, c’est souvent la même famille qui occupe la majorité d’une aire. C’est le cas à Tournefeuille : une famille de Roms français qui s’était présentée a finalement repris la route. « Je ne peux pas déconstruire les mœurs » , lâche Simon.

Les gens du voyage, détenteurs d’un carnet de circulation à faire viser par la gendarmerie tous les trois mois, ou plus souvent d’une carte d’identité, ne se considèrent pas comme nomades. Au sens strict, l’appellation renvoie à une catégorie administrative créée en 1969, en référence à l’exercice d’activités économiques ambulantes. Aujourd’hui, le terme « gens du voyage » renvoie à une population héritière d’une culture tsigane, mobile ou susceptible de se déplacer tout ou partie de l’année. « Les gens du voyage sont des gens comme les autres […] sauf qu’ils vivent […] dans le monde du voyage […]. Ils sont donc Français et Voyageurs, comme d’autres se sentent Français et Provençaux » , écrit l’anthropologue Marc Bordigoni dans les Gitans [^2].

La caravane de Robert Zigler se déplace peu, et même le moins possible. « Nous sommes comme vous, quand on est bien quelque part on y reste. Mes deux frères sont mariés à des gadji, vivent dans des maisons, ont un emploi stable mais restent fidèles à la culture gitane. » Pour lui, « Sarkozy est à côté de la plaque quand il nous met dans le même panier que les immigrés. La question de l’intégration est inutile et discriminante puisque nous sommes français ! » Les Zigler sont originaires du Sud-Ouest depuis cinq générations. Si certains veulent les voir comme des nomades, eux se disent « sédentaires de la France » .

[^2]: Éditions Le Cavalier bleu, « Idées reçues », 2007, 2e éd. 2010.

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