Trafics bien corsés sur l’île de Beauté

Antoine Nivaggioni, ex-nationaliste corse reconverti dans les affaires, a été abattu le 18 octobre. Un document rédigé par un haut magistrat marseillais révèle son influence au sein des administrations républicaines.

Sébastien Fontenelle  • 21 octobre 2010 abonné·es
Trafics bien corsés sur l’île de Beauté

Il est rare qu’un magistrat, s’exonérant des retenues où l’enserrent les convenances, dise tout net son avis sur un dossier judiciaire. C’est pourtant ce qu’a fait (au grand dam de sa hiérarchie, qui a peu goûté l’outrage) Marc Rivet, vice-procureur de la République à Marseille, en rédigeant, au terme d’une enquête menée par le juge Charles Duchaine, le « réquisitoire de non-lieu partiel et de renvoi devant le tribunal correctionnel » des protagonistes d’une affaire qui témoigne, d’après cet observateur privilégié, de « la fragilité du fonctionnement républicain en Corse » .

Le personnage principal de cette ­tragi­comédie insulaire était un certain Antoine Nivaggioni, mis en examen, notamment, pour « abus de biens sociaux » , « blanchiment » , « escroqueries» , et « association de malfaiteurs » , qui avait des accointances au ministère de l’Intérieur. Il devait être jugé au mois de mars ­prochain, mais il a été abattu le 18 octobre au matin.

Nivaggioni était le patron « de fait » , de la Société méditerranéenne de sécurité (SMS). Une entreprise de gardiennage en charge notamment de « la sûreté » de l’aéroport d’Ajaccio, et dirigée par d’anciens nationalistes corses reconvertis en hommes d’affaires, qui « avaient pu pénétrer sans difficulté la sphère économique traditionnelle afin de capter une partie de la manne financière publique ».

Ainsi, précise, taquin, Marc Rivet, leur « transition » vers « l’économie libérale, vertueuse dans son principe, était plus contestable dans ses modalités, puisqu’elle s’affranchissait des règles ordinaires de gestion et reposait sur la complaisance d’élus locaux » très engagés dans le maintien, pour Nivaggioni et son entourage, d’un confort pécuniaire « fort éloigné de l’aride ­austérité du combat pour les idées » .

De surcroît, l’ « influence » de Nivaggioni, loin de s’étendre seulement « dans la société civile corse » , montait jusqu’ « au sein des administrations républicaines, et en particulier au ministère de l’Intérieur, où des serviteurs autoproclamés de l’État, note le vice-procureur, l’avaient apparemment considéré comme un interlocuteur nécessaire » .

En clair : Nivaggioni pouvait ­comp­ter, sur l’île, sur le soutien d’amis tout disposés à lui garantir, par le biais de « commandes publiques » et sans jamais se formaliser de ce qu’il pratique « une surfacturation aisément décelable et pourtant non décelée » , de conséquentes « rémunérations, d’autant plus indues qu’elles étaient supportées par les deniers publics » . En même temps qu’il pouvait s’en remettre, sur le continent, à la bienveillance de quelques agents de police également soucieux de son bien-être.

Dans cet environnement incontestablement favorable, selon Marc Rivet, « la SMS remportait, dans des conditions relevant davantage de l’alchimie que du code des marchés publics, d’importantes commandes dès 2002 » . Et ce, principalement auprès de la chambre de commerce et d’industrie de Corse du Sud (CCICS) – mais avec, aussi, quelques délocalisations vers le département du Var. Il est vrai que « la CCICS était dirigée par [un] proche d’Antoine Nivaggioni » . Et le « président de la commission d’appels d’offres de la CCICS était également un ami d’Antoine Nivaggioni ». Puis encore, détail touchant, le « commissaire aux comptes de la CCICS était également l’expert-comptable de la SMS » .

Tant de proximité aide, ce n’est pas douteux. Dans cette configuration « qui laissait peu de place au hasard » , mais beaucoup d’espace à de « nombreuses violations du code des marchés publics ayant pour objet, et pour effet, de favoriser la SMS en évinçant la concurrence ­d’autres entreprises selon des critères non réglementaires et/ou discriminatoires » (voir encadré), la société d’Antoine Nivaggioni a reçu de la chambre de commerce et d’industrie d’Ajaccio, « entre le 1er décembre 2004 et le 30 novembre 2006 » , la coquette somme de 8 519 000 euros. « Soit plus de 40 % de son chiffre d’affaires. »

Mais les meilleures choses ont une fin et, en 2007, Nivaggioni, tombé dans le collimateur de la justice, prend la fuite. Il est interpellé le 9 janvier 2009 « après plusieurs mois d’une […] clandestinité ­confor­table » , où il a dû, suppose Marc Rivet, « inspirer suffisamment de compassion, ou de crainte, pour que des élus, des investisseurs avisés et des soldats d’infortune » lui assurent des « complaisances variées » .

De fait, le fugitif a encore pu ­compter, dans sa cavale, sur le constant support d’amis sûrs. L’un d’eux, par exemple, s’est engagé à lui fournir un faux passeport, non – bien sûr – pour quitter la Corse, mais pour « simplement circuler plus librement » , et dont l’obtention était planifiée comme suit : un tiers (joliment surnommé « le légionnaire » ) « avait appelé la préfecture d’Amiens en se ­faisant passer pour un officier de la gendarmerie » locale et en « laissant croire qu’il ­devait récupérer le passeport d’un de ses gendarmes actuellement en mission d’infiltration »
Un autre ami, « président du directoire et premier actionnaire » d’un grand groupe industriel spécialisé dans l’aménagement du cadre de vie – Marc Rivet relève qu’il « percevait à ce titre 460 000 euros de rémunération annuelle » et « possédait 40% des actions du groupe (pour un montant évalué à 30 ou 40 millions d’euros) »  –, a quant à lui usé à Paris de son entregent. « Égaré dans une conception “germanopratine” de la procédure, il proposera à une journaliste susceptible d’approcher François Fillon et Patrick Poivre d’Arvor un rendez-vous avec le fugitif. » De même, « il évoquera encore la situation de la SMS, en décembre 2007, au cours d’une rencontre avec Alain Juilhet, “chargé de mission auprès du Premier ministre en tant que spécialiste de l’intelligence économique” » .

Plus généralement, observe l’irrespectueux vice-procureur, « la procédure sera polluée par des interventions variées, généralement peu compatibles avec la manifestation ordinaire de la vérité, et révélant, s’il en était besoin, la fragilité du fonctionnement républicain en Corse » . Comme celles d’un fonctionnaire « affecté à la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) » , où il était « chargé du renseignement en matière de séparatisme corse, exerçant ses fonctions à Paris et se rendant en Corse environ 8 ou 9 jours par mois » . Après avoir pris connaissance de « plusieurs conversations » téléphoniques, « interceptées » à leur insu [^2], entre cet agent et Nivaggioni, Marc Rivet a eu le sentiment qu’elles « traduisaient » l’ «impression ­désagréable que les repères avaient été perdus »  : en tout état de cause, le policier s’est beaucoup démené ( « manifestant , d’après Marc Rivet, une insistance singulière » ) pour tenter de savoir où en étaient les investigations de ses collègues de la police judiciaire sur le patron de la SMS.
Plus étonnant : « Le 16 mars 2007, à 10 h40 » , il appelait « d’un numéro attribué au standard du ­ministère de l’Intérieur » sur le téléphone portable d’une salariée du conseil général de la Corse du Sud, « qui répondait, puis passait l’appareil à Antoine Nivaggioni » .

Ce dernier demandait alors à son correspondant de la police « de “regarder un numéro” » (et de ­vérifier, donc, si ce numéro n’était pas sur écoute), « en exigeant une réponse rapide » . Et le fonctionnaire, mû sans doute par l’altruisme, « obtempérait sans poser de question » , remarque Marc Rivet.
Douze jours plus tard, le 28 mars 2007, Nivaggioni appelait à son tour le serviable policier, et « conversait » avec lui –  « alors » même « qu’une perquisition se déroulait dans les locaux de la SMS » .

Le même jour, un peu plus tôt dans l’après-midi, un « ancien fonctionnaire des Renseignements généraux, spécialiste du “traitement et recrutement des sources humaines” » , appelait de son côté un proche d’Antoine Nivaggioni pour le prévenir qu’  « un gros orage se prépar[ait] » . Lorsque, trois heures plus tard, son correspondant « le rappelait pour lui annoncer les perquisitions en cours » , cet ancien des RG « rétorquait : “Ah bon, eh ben ils ont été plus vite que prévu, hein ?” » . Sur tous ces particularismes, Nivaggioni aurait pu, qui sait, apporter un éclairage personnel, mais il ne parlera plus.

[^2]: Et « à l’occasion d’une information judiciaire distincte, relative à l’assassinat de Paul Giacomoni », abattu à Ajaccio le 13 septembre 2006.

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