La finance solidaire à la niche !

Les deux principaux avantages qui ont favorisé la croissance des sociétés d’investissement solidaires font les frais de la chasse aux niches fiscales.

Philippe Chibani-Jacquot  • 11 novembre 2010 abonné·es

C’est l’histoire d’une méprise qui frise le cynisme. La coopérative Garrigue, pionnière de la finance solidaire en France, fête ses 25 ans et risque de voir s’effondrer sa croissance après l’examen du projet de loi de finances pour 2011 (PLF) au Sénat. Deux avantages fiscaux, non spécifiques à la finance solidaire mais d’une importance vitale pour elle, sont en passe de faire les frais de la chasse aux niches engagée par le gouvernement.

L’avantage Madelin (appliqué depuis 2002) et un avantage lié à l’impôt sur les grandes fortunes (ISF), institué par la loi Tepa en 2008, permettent de déduire de son impôt 25 % (Madelin) à 75 % (ISF) des sommes investies par les particuliers dans le capital des entreprises non cotées en Bourse.
Les particuliers actionnaires des sociétés d’investissement classiques ou solidaires bénéficient de ces dispositifs. « Ces mesures ont eu un effet levier essentiel pour des structures qui, en cinq ans, ont multiplié jusqu’à dix fois leur capital » , souligne Sophie des Mazery, déléguée générale de Finansol, une association qui fédère une soixantaine de structures de financement solidaire en France et attribue le label du même nom. « Sur les 700 000 euros de parts sociales souscrites durant les six derniers mois, 300 000 euros l’ont été par des ménages imposés au titre de l’ISF » , remarque Laurent Pinon, membre du directoire de Garrigue.

Or, ces sociétés de finance solidaire ont des méthodes de gestion alternatives : elles ne distribuent pas de dividende aux sociétaires et ne revalorisent pas le montant de la part sociale lors de sa revente. Ce principe de non-lucrativité du placement permet à la société d’investir dans des entreprises de l’économie sociale et solidaire dont le fameux « TRI » (taux de retour sur investissement) restera modeste sur le plan financier, mais dont la plus-value sociale et environnementale est espérée élevée.

Le PLF 2011, adopté par l’Assemblée nationale et en cours d’examen au Sénat, ne fait aucune distinction entre les organismes financiers. Il prévoit dans son article 14 de les exclure du champ d’application des deux déductions fiscales. Au motif d’un « développement d’entreprises de défiscalisation qui ont créé des structures holding pour vendre de la réduction d’impôts » grâce à l’avantage ISF, constate le Conseil des prélèvements obligatoires. Du coup, les financeurs solidaires sont les victimes collatérales des abus du « grand capital ».

Les membres de Finansol se sont mobilisés pour faire modifier le texte. Un député UMP de Haute-Savoie, Lionel Tardy, a même déposé un amendement… qui n’a pas été présenté en séance. Reste le Sénat. Mais l’épisode révèle une notoriété politique en berne : « Nous devrions avoir une visibilité auprès des élus qui traitent des finances. Ce n’est pas le cas puisque nous sommes obligés d’intervenir comme des pompiers » , regrette Sophie des Mazery. Les raisons sont aussi à chercher dans l’institutionnalisation rapide du secteur. Actuellement, les deux tiers du capital-risque solidaire (110 millions d’euros) sont détenus par des personnes morales. Des banques, des collectivités publiques, des fondations entrent au capital de financeurs solidaires dont l’actionnariat est parfois à 100 % institutionnel. Ainsi, la finance solidaire est de moins en moins le fait de citoyens désireux d’agir sur l’économie, à l’image des 800 sociétaires de Garrigue. L’épargnant solidaire devient un simple consommateur de produits financiers « respectables ».

La Caisse des dépôts et consignations (CDC), en tant que banque publique, est un des opérateurs anciens du secteur, et côtoie des banques privées : BNP Paribas, HSBC, Natixis Private Equity… « À terme, chaque banque aura son fond de capital-risque solidaire » , estime Joël Pain, directeur général de FinanCités, qui, depuis 2007, affiche l’ambition de financer les entreprises en zones urbaines sensibles. La filiale du groupe PlanetFinance, spécialisée dans la microfinance dans les pays du Sud, est présidée par Jacques Attali et, en trois ans, a atteint 6,5 millions d’euros de capital, investis à 90 % par des acteurs institutionnels privés et publics : HSBC, BNP Paribas, CNP, CDC et le conseil régional d’Île-de-France. Une croissance fulgurante par rapport à Garrigue, qui, en vingt-cinq ans, atteint 3,7 millions d’euros.

Les banques sont bien sûr intéressées par le gain d’image et le caractère philanthropique de la finance solidaire. Elles gardent un œil sur des pratiques qui renouvellent le métier d’investisseur et ouvrent un accès vers de nouveaux marchés. Le fonds d’investissement PhiTrust Partenaires incarne cette « normalisation » de l’alternative citoyenne à la finance globalisée. La société a été créée par des investisseurs classiques qui se sont ouverts à l’éthique : « Nous appliquons les méthodes du capital-risque mais pour des entreprises solidaires » , résume Florence Goudchaux, responsable de l’analyse solidaire chez PhiTrust, au capital de 7 millions d’euros, « 20 millions d’ici à six mois » , avec un ticket d’entrée à 100 000 euros et des prises de participation qui dépassent les 500 000 euros. L’accompagnement des entreprises par un coach, la minoration du TRI à 5 % et la recherche de la plus-value sociale et environnementale font de PhiTrust un acteur financier qui dispose du label Finansol, au même titre que Garrigue.

Mais ce fonds pratique un étonnant mélange des genres : « Nous réfléchissons tout de suite à notre stratégie de sortie comme, par exemple, un rachat par une entreprise conventionnelle du même secteur d’activité » , explique Florence Goudchaux. Quand PhiTrust Partenaires estime qu’il faut changer le dirigeant de l’entreprise, elle sait rallier la majorité des actionnaires à sa cause. C’est ce qui est arrivé à Tristan Lecomte, fondateur de la marque de commerce équitable Alter Eco, débarqué de son poste de directeur général il y a deux ans. « Nous sommes entrés dans le capital au moment d’une crise de croissance. Les stocks étaient énormes… Tristan Lecomte est quelqu’un de formidable pour défendre le commerce équitable, il siège d’ailleurs au conseil de surveillance, mais c’est un mauvais gestionnaire. La société courait à sa perte. »

Une optique bien éloignée des principes du pionnier Garrigue : « Notre objectif est bien sûr d’assurer la pérennité de l’entreprise, mais aussi que le ou les créateurs puissent garder la main après le retrait de notre participation » , commente Laurent Pinon. Le PLF pour 2011 risque d’en décider autrement.

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