La guerre des orties est déclarée

Le développement des alternatives naturelles aux pesticides bute sur une réglementation qui favorise les produits de synthèse. Reportage à Montreuil, près de Paris.

Philippe Chibani-Jacquot  • 16 décembre 2010 abonné·es
La guerre des orties est déclarée

Ça sentait fort la campagne sur la place de la mairie de Montreuil (Seine-Saint-Denis), le 8 décembre. Sous la neige, trois élus écologistes ceints de leur écharpe tricolore actionnent un ­pulvérisateur qui asperge de purin d’ortie un massif de fleurs, devant l’hôtel de ville. « Le purin d’ortie renforce les défenses de la plante contre les pucerons. S’il n’y a pas de pucerons, comme ici, il agira comme fertilisant » , explique Dominique Jeannot, producteur, au milieu des embruns odoriférants. Un acte de ­désobéissance civile assumé par Anny Poursinoff, député des Yvelines, Michel Bourgain, maire de l’Île-Saint-Denis, et Josiane Reekers, conseillère municipale de Montreuil. Tous trois se sont déclarés officiellement « receleurs de purin d’ortie, produit interdit » , à l’invitation d’une dizaine d’associations [^2] réunies autour de l’Association de promotion des préparations naturelles peu préoccupantes (Aspro PNPP), qui lutte contre l’interdiction de commercialisation touchant ces produits naturels. Ce « recel » expose les élus à une peine de deux ans de prison et 75 000 euros d’amende.

L’affaire n’est pas nouvelle. Début 2006, la loi d’orientation agricole, votée au Parlement, impose aux produits phytosanitaires naturels les mêmes exigences que les pesticides de synthèse. Ils doivent obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM) dont le simple dépôt de dossier coûte 40 000 euros. Faute d’autorisation, tous les produits naturels utilisés comme fertilisants, fongicides ou bactéricides par l’agriculture biologique deviennent hors-la-loi. Exit donc les producteurs de purin d’ortie, d’huile de Neem, de bouillie sulfo-calcique, qui faisaient vivre des savoir-faire ­traditionnels, utilisés jusque-là sans qu’aucun effet négatif ait pu être mis en évidence. « L’huile de Neem est donnée aux enfants indiens depuis des centaines d’années comme vermifuge » , relève Guy Kastler, de l’association Nature & Progrès, dépositaire du label biologique du même nom. Tous ces produits, par définition, ne sont pas neutres, mais le bon usage et l’innocuité se fondent sur une expérience collective ancienne. « On sait que boire du vin en grande quantité rend malade. Ce n’est pas pour cela qu’on interdit le vin. L’État fait des campagnes de sensibilisation ! » , s’emporte-t-il.

« Cela fait bientôt cinq ans que les politiques et l’administration jouent au ping-pong avec nous » , reprend Guy Kastler. Après la loi d’orientation agricole, le Sénat puis l’Assemblée ont voté un amendement pour faciliter l’accès au marché des PNPP. « Un décret a été rédigé, et nous y avons participé. L’administration nous a suivis en reprenant l’idée que “la production des PNPP est à la portée de tout utilisateur final”. » Autrement dit, ces produits font parti du domaine public, et ne ­peuvent être brevetés. « Nous nous sommes dit que c’était gagné. Mais, avec la publication du décret fin 2009, le gouvernement a ajouté un article qui demande l’enre­gistrement préalable du principe actif sur la liste européenne des substances actives. »
Retour à la case départ. En résumé, la loi française, en conformité avec le droit européen, traite un produit naturel traditionnel comme un produit de synthèse dont la conception et la réussite économique reposent sur le brevet d’invention qui assurera une exclusivité commerciale à la firme productrice. « Nous irons vers la disparition de savoir-faire dès lors que l’on continuera de nous imposer le cadre institutionnel du brevet » , conclut Guy Kastler.
« Nous avons là un problème de confiscation du bien commun et de marchandisation de la nature » , renchérit l’architecte paysagiste Gilles Clément, venu soutenir l’Aspro PNPP. L’homme dont les jardins en mouvement des parcs de La Villette ou André-Citroën, à Paris, ont fait la renommée internationale estime que cette lutte « n’est pas qu’une question de marché. Il est question de priver l’individu de son autonomie » en l’empêchant de faire ce qu’il sait faire.

Le fait est que le marché des produits phytopharmaceutiques n’a pas grand-chose à craindre des PNPP, même si la réduction des pesticides dans l’agriculture est devenue une cible objective des politiques environnementales européennes. En France, le plan Ecophyto 2018, lancé il y a un an à la suite du Grenelle de l’environnement, prévoit de réduire de 50 % le volume de pesticides dans l’agriculture. « L’Allemagne et l’Espagne ont légiféré dans le respect des règles européennes, tout en ménageant une place à part pour les PNPP » , souligne Jean Sabench, spécialiste de la question à la Confédération paysanne. C’est bien cette incohérence française entre l’affichage politique et la réglementation effective qui incite les associations à relancer la guerre de l’ortie. « Cette guerre apparaissait comme celle des agriculteurs, mais aujourd’hui c’est celle des jardiniers et des collectivités territoriales » , explique Jean-François Lyphout, président de l’Aspro PNPP. Car la réduction des pesticides du plan Ecophyto s’impose aussi aux espaces verts, ce qui explique l’implication grandissante d’élus locaux qui doivent trouver des méthodes alternatives pour entretenir les parcs et jardins.

L’Aspro PNPP demande une réglementation adaptée aux produits ­phyto­sanitaires naturels traditionnels, qui inverserait en quelque sorte la charge de la preuve : l’interdiction d’un produit utilisé de longue date ne pourrait intervenir que si un impact négatif venait à être découvert. Le gouvernement, lui, ne ­semble pas vouloir bouger sur le cadre global. Interpellé récemment par un député, il indiquait le 23 novembre qu’une « convention [était en cours de finalisation] avec l’Institut technique de l’agriculture biologique (Itab), visant à soutenir les porteurs de projets concernant des substances naturelles peu préoccupantes, afin de les aider à franchir les étapes communautaires d’inscription des substances actives » sur la liste européenne. Autrement dit, le système perdurerait ; aux producteurs de trouver un soutien logistique et financier pour faire aboutir des demandes d’autorisation. Une avancée très partielle, mais qui aurait déjà le mérite de relancer la production naturelle française.

[^2]:  Nature & Progrès, Les Amis de la terre, la Confédération paysanne, Kokopelli, le Syndicat des simples, etc.

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