Enzo Traverso : « L’histoire dépend de notre façon de penser l’avenir »

Comment écrit-on l’histoire aujourd’hui ? Dans un monde dépourvu d’horizon utopique, l’historiographie est aujourd’hui dominée par la notion de mémoire, explique Enzo Traverso dans un ouvrage sur les violences au XXe siècle.

Olivier Doubre  • 27 janvier 2011 abonné·es
Enzo Traverso : « L’histoire dépend de notre façon de penser l’avenir »
© Enzo Traverso est historien, professeur à l’université d’Amiens. L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle, Enzo Traverso, La Découverte, 300 p., 20 euros. Photo : http://cliophoto.clionautes.org/

Politis : Dans l’introduction de l’Histoire comme champ de bataille, vous exposez votre méthode personnelle en tant qu’historien. Quelle est-elle ?

Enzo Traverso : Disons que c’est surtout l’introduction et la conclusion qui sont très personnelles. Non que je m’efface totalement dans les autres chapitres, mais j’applique cette méthode à différents sujets en me mettant moins en avant personnellement. Je suis surtout une sorte de témoin secondaire dans les débats historiographiques que j’essaie de reconstituer dans ce livre. J’ai voulu, en m’intéressant aux travaux de Hobsbawm, de Foucault, d’Agamben, à des historiens du fascisme ou de la Shoah, tenter de les replacer dans leur contexte afin de montrer ce que tous ces débats très différents partagent. Soit, à mes yeux, une  Stimmung , comme on dit en allemand, une sensibilité de cette époque qui est la nôtre, qui est celle d’un tournant historique, d’une transition en ce changement de siècle. C’est pour cette raison que l’introduction est sans doute assez personnelle, dans le sens où j’essaie de me situer dans mon époque et, en même temps, avec un regard qui se veut celui d’un historien, de prendre un peu de distance, en cherchant à voir ce qui a changé par rapport à une époque antérieure – que j’ai vécue – où les sensibilités étaient bien différentes. Mon interrogation porte sur la manière dont on écrit l’histoire d’une période de transition, qui est aussi une période de crise. Crise économique, évidemment, mais aussi, dans un sens bien plus large, crise des paradigmes, des catégories de lecture du monde, d’interprétation de l’histoire. Il s’agit de savoir comment penser l’histoire, à une époque où l’on est devenu incapable de penser l’avenir. C’est le grand dilemme actuel, et ce questionnement est aussi personnel car je me sens tout à fait impliqué dans cette « crise de l’histoire ».

L’histoire, selon vous, est donc actuellement en crise…

Oui, si on entend par « histoire » l’écriture de l’histoire. L’histoire comme discipline au sens large du terme. L’histoire comme travail de l’historien d’écriture du passé, ou plutôt l’histoire comme usage public du passé. L’histoire qui nous concerne tous, et pas seulement l’histoire que font les historiens dans leurs laboratoires ou plongés dans leurs cartons d’archives.

Comme vous le dites dans le livre, « l’écriture de l’histoire participe d’un usage politique du passé ». Vous considérez donc qu’écrire l’histoire, c’est aussi écrire le temps présent ?

L’histoire s’écrit au temps du présent. C’est un exercice d’exploration et de reconstitution du passé qui se fait au présent. Il s’agit donc toujours d’un regard que l’on porte sur le passé à partir d’un observatoire qui est celui des sociétés dans lesquelles nous vivons. Aussi, l’écriture de l’histoire se situe à l’intersection du passé et du présent. Or, il me semble que bon nombre d’historiens n’ont souvent pas conscience de cela. Ou bien refoulent cette réalité et tous les questionnements qui en découlent, en vivant dans l’illusion de pouvoir, par un travail de mise à distance et par un procédé qui se veut scientifique, faire abstraction des conditionnements et des contraintes du présent. Je crois au contraire que ces contraintes sont si fortes qu’un tel refoulement n’est qu’illusoire. Pour prendre un exemple, le concept de « révolution », qui jusqu’à une époque récente (il y a vingt-cinq ans environ) était un concept fort, majeur pour les historiens, et paraissait indispensable pour interpréter la partie du XXe siècle que l’on pouvait déjà historiser à cette époque, a, dans le renouveau historiographique très important sur la guerre civile espagnole, par exemple, aujourd’hui disparu. De même, quand on étudie la République de Weimar, on ne parle plus de révolution. Et l’avènement du fascisme n’a plus rien à voir avec la défaite d’une révolution italienne. En revanche, on parle aujourd’hui de « révolution fasciste » : je consacre ainsi un chapitre aux travaux de plusieurs historiens qui utilisent cette notion. Or, dans les années 1970, parler de « révolution fasciste » aurait été inconcevable. C’est pourquoi je crois que la manière de penser l’histoire, d’historiser le passé, tout comme les catégories que l’on utilise dans ce travail d’interprétation du passé sont profondément liées à une sensibilité intellectuelle et politique qui domine dans le présent. De même la notion de société qui a dominé l’historiographie de l’après-guerre jusqu’aux années 1980 : on ne pouvait pas écrire l’histoire sans faire l’histoire des sociétés, alors que l’histoire des idées était devenue quasi obsolète, et on ne faisait pas encore l’histoire culturelle comme on la pratique depuis vingt-cinq ans environ.

Et, à la place de la « société », vous montrez combien le concept de mémoire a pris une place prépondérante…

Absolument. Dans un monde qui n’a plus d’horizon utopique, qui est incapable de penser l’avenir sinon en termes de catastrophes et de craintes, le regard est tourné vers le passé. Ainsi, la mémoire est devenue une sorte d’obsession pour les historiens, et tous les grands événements, qui sont des objets historiographiques, sont aujourd’hui indissociables de la mémoire qu’ils ont engendrée. Les travaux sur la mémoire de la Grande Guerre, par exemple, sont indissociables et peut-être prédominent même par rapport aux travaux sur la guerre elle-même, ses causes, son déroulement, ses conséquences… Et, évidemment, les travaux sur la mémoire du nazisme et de la Shoah sont infiniment plus nombreux et prédominent très largement par rapport à ceux sur le nazisme et la Shoah eux-mêmes. Or, si vous regardez les manuels de sciences sociales des années 1970, l’entrée mémoire n’existe pas ! Le concept de mémoire en est absent et renvoie seulement aux travaux de Halbwachs des années 1920 et 1930, qu’on ne lisait plus beaucoup à l’époque. Même en France, où la mémoire fait immédiatement penser aux Lieux de mémoire de Pierre Nora, au tout début des années 1970, ce dernier avait dirigé un ouvrage qui a fait date, Faire de l’histoire , où la mémoire est absente. Il faut en revanche reconnaître qu’avec les Lieux de mémoire au début des années 1980 – même s’il y aurait beaucoup à dire sur la construction du livre, sur la conception de la mémoire qui y est présentée – Pierre Nora a eu l’intuition de ce changement de paradigme historiographique, de cette mutation de nos sociétés occidentales contemporaines, désormais obsédées par leur passé. Et, aujourd’hui, on peut à bon droit parler de globalisation de la mémoire, puisque ces débats sur la mémoire ont envahi toute la planète : on se situe partout aujourd’hui dans ce « dispositif mental ».

Qu’est-ce que cela traduit, selon vous, de la société contemporaine ?

Sur ce point, je m’appuie énormément sur les travaux de l’historien allemand Reinhart Koselleck, décédé en 2006. Comme il le montre bien, l’histoire, aussi bien celle qui se fait que celle qui s’écrit, est toujours le résultat d’une tension entre ce qu’il appelle un « champ d’expériences » (le passé et la manière dont le passé se dépose dans nos esprits, dans notre manière de penser et d’agir) et un « horizon d’attente ». L’histoire se fait, se pense et s’écrit entre les deux. Or, aujourd’hui, cet « horizon d’attente » a disparu. Pour différentes raisons, qui sont structurelles. Nous vivons dans un monde où tout bouge, tout change, où les repères s’évanouissent. Autrefois, les fils et petits-fils d’ouvriers devenaient ouvriers, alors que maintenant le petit-fils d’un paysan ardéchois peut très bien vivre en Australie. Ce type de phénomène produit des ruptures de transmission d’expériences, une rupture de ce que Halbwachs appelait les cadres sociaux de la mémoire. Mais il y a une autre raison : l’histoire du XXe siècle s’est placée sous un horizon utopique, ouvert par 1917, c’est-à-dire le communisme comme espérance pour certains, ou comme une possibilité crainte pour d’autres, en tout cas avec l’idée qu’il y a un autre monde possible, une alternative à la société dominante, et que des mouvements sociaux vont vers cette perspective. Le XXIe siècle, lui, s’est ouvert sous le signe de l’écroulement de cette utopie qui a dominé tout le XXe siècle et qui, à un moment donné, a même continué d’exister en étant dissociée des régimes qui l’avaient portée. Il y a donc une rupture dans cette dialectique de l’histoire, ou une dialectique négative, qui a des conséquences importantes sur la manière d’écrire l’histoire. Et donc sur notre rapport au passé.
_Propos recueillis par Olivier Doubre

Idées
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