Les Américains cultivent leur jardin

Aux États-Unis, après la crise, les villes de Detroit et Milwaukee trouvent un renouveau dans le maraîchage urbain. Une initiative des habitants pour se nourrir et se réapproprier l’espace. Reportage.

Sophie Chapelle  • 10 février 2011 abonné·es
Les Américains cultivent leur jardin
© Photo : Jean-Paul Duarte / Collectif à-vif(s)

La nature a horreur du vide, Detroit en est riche. En 2009, la crise financière a accéléré les délocalisations et multiplié les départs. Construite pour 2 millions de personnes, la ville est passée sous la barre des 800 000 habitants. Pour le visiteur européen, Detroit est un désastre industriel, économique et social (voir encadré). Mais celles et ceux restés sur place ont le projet fou de rebâtir une nouvelle cité sur les ruines de l’ancienne. Parmi cette bande d’audacieux, Grace Lee Boggs, une figure militante des droits civiques aux États-Unis. Âgée de 94 ans, Grace vit à Detroit depuis 1953 et ne se résigne pas. « Je refuse d’être gagnée par le désespoir d’une dévastation liée à la désindustrualisation , explique-t-elle. Regardez ces terrains vacants, ils sont une opportunité unique de repenser et de reconstruire Detroit de façon plus saine et plus autonome. » En plein centre-ville, sont recensés 150 km2 de friches, soit près de 30 % de la surface totale de Detroit. « Ces terrains sont l’occasion, via l’agriculture urbaine, de changer une ceinture de rouille en ceinture verte » , affirme Grace.

Cette idée puise ses racines dans un projet lancé cent ans plus tôt dans la même ville par le maire de l’époque, Hazen Stuart Pingree. Alors que la ville croulait sous un taux de chômage et de pauvreté fort élevé, il mit en place un plan qui visait à transformer de manière systématique les territoires de la ville laissés vacants en potagers afin de nourrir les plus démunis. En 1992, face à l’échec des politiques publiques menées pour redynamiser la ville, Grace Lee Boggs lance le mouvement « Detroit Summer ». « Nous voulions reconstruire la ville en partant du sol et invitions les jeunes à semer des graines et à planter des arbres aux côtés de leurs aînés afro-américains » , précise Grace. Progressivement, le projet s’étend de quartier en quartier, et aboutit à la création, avec d’autres associations, du collectif Garden Resources. Ce dernier distribue des graines à ses membres tout au long de l’année pour seulement 10 dollars (7 euros) pour les jardins communautaires et 20 dollars (15 euros) pour les jardins familiaux. Detroit compterait aujourd’hui 1 200 jardins, dans lesquels s’investiraient 16 000 habitants. En arpentant la ville, la réalité de l’agriculture urbaine apparaît à chaque coin de rue. Ici et là, on ne cesse de faire connaissance avec des gens déterminés à ne pas voir la ville sombrer.

Greg Willerer est de ceux qui croient profondément en cette révolution silencieuse. Ancien enseignant, il vit désormais à plein-temps de sa ferme biologique, qui s’étale sur un hectare. Employant trois salariés, Greg alimente quelques restaurants de la ville. Son credo, « inspirer les gens dans l’action pour reprendre le contrôle de leur vie et de leur alimentation » . Chez la plupart des agriculteurs urbains rencontrés, il y a ce constat d’une ville ressemblant à un désert alimentaire. C’est ce qui a motivé Kwamena Mensa, ancien fonctionnaire, à se lancer lui aussi dans le maraîchage biologique. « Dans beaucoup de quartiers, on ne trouve même plus d’épiceries , explique-t-il. Nous avons ressenti le besoin dans nos communautés de regagner notre autonomie alimentaire. » En contact avec différentes écoles de la ville, il reçoit régulièrement des jeunes sur son terrain pour les former à l’agriculture bio. À ce jour, près de 60 écoles publiques de Detroit sont impliquées dans les programmes « De la ferme à l’école ».

Développer un jardin est aussi pour beaucoup un moyen de construire une solidarité de quartier. C’est l’expérience relatée par Mark Covington, de Georgia Street Community : « Au départ, l’idée était simplement de nettoyer un terrain vacant pour en faire un jardin. Rapidement, ce lieu de culture est aussi devenu un lieu de rassemblement où l’on projette des films, où l’on débat et où l’on met les mains dans la terre. » À terme, l’enjeu pour Mark est de pouvoir tirer un salaire de ce projet. Il n’attend assurément rien de la municipalité. « Je n’ai aucune envie d’avoir les mains liées et, de toute manière, la ville n’a pas d’argent » , relate Mark. En somme, mieux vaut oublier l’État et se prendre en main pour changer sa façon de vivre. « Les choses vont si mal qu’il nous faut penser à un autre type de vie pour les gens ordinaires , poursuit Grace. D’autres villes connaissent une forte expansion de l’agriculture, à l’instar de Milwaukee. »

Cette ville, située dans le Wisconsin, étale des hectares de friches industrielles. À proximité du lac Michigan, elle accueille également une des fermes urbaines les plus connues des États-Unis, Growing Power. À sa tête, Will Allen, un ancien basketteur professionnel. « Lorsqu’il a pris sa retraite, il s’est souvenu que, quand il était petit, les gens avaient toujours suffisamment à manger, aime à raconter Grace. Il a donc acheté un hectare, s’est lancé dans l’aquaculture en milieu urbain et a commencé à vendre du poisson frais dans toute la ville. » Le modèle d’aquaculture de Will Allen inspire. Des centaines de jardiniers amateurs, d’universitaires, de coopératives de production se pressent dans les allées de sa ferme pour tâcher de reproduire son système.

Des passionnés finissent par se lancer dans la reconversion d’usines abandonnées. C’est le cas de James Godsil, à l’initiative du projet Sweet Water Organics. Sur près de 11 000 m2, dans une ancienne usine rachetée à un fabricant d’équipement minier, des milliers de perches jaunes et de tilapias se reproduisent. Au-dessus des cuves de 40 000 litres, du cresson, des salades et des plants de tomates participent à filtrer et à purifier l’eau, avant d’être vendus aux restaurants et aux grossistes de la ville. Si l’expérience se révèle viable, un nouvel avenir pourrait se dessiner pour les 10 000 sites inutilisés dans la région.

Grace est convaincue que Detroit, comme Milwaukee, entame une transition historique vers des sociétés postindustrielles. Un jugement renforcé par la crise énergétique et le renchérissement du coût du pétrole. « Ce dont je suis sûre , conclut-elle, c’est que la seule perspective réaliste pour des villes comme Detroit est l’autosuffisance alimentaire. »

Écologie
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