Front national : les racines du mal

La montée du FN est le résultat de neuf ans de lepénisation du discours de l’UMP. Elle est aussi la conséquence du déclassement social d’une partie des couches populaires. L’abstention permet au Front national d’augmenter son audience relative.

Michel Soudais  • 31 mars 2011 abonné·es
Front national : les racines du mal
© Photo : AFP / Guillot

Le Front national n’aura finalement que deux élus dans les conseils généraux. Deux sur un peu plus de quatre mille. À ne s’en tenir qu’à cet épilogue des élections cantonales 2011, la tentation est grande de refermer la parenthèse d’un mauvais cauchemar. Combien de fois par le passé les dirigeants politiques se sont émus de la progression de l’extrême droite ? Combien de fois ont-ils vite oublié les raisons de cette poussée électorale récurrente, à laquelle ils juraient pourtant de s’attaquer au soir du scrutin ? Il est à craindre que les enseignements du vote de ces deux dimanches ne soient pas plus tirés que les fois précédentes. Quand bien même la banalisation du FN atteint un niveau inquiétant : pour la première fois dans un sondage [^2], il est désormais considéré comme « un parti comme les autres » par une majorité de Français, et les deux tiers des sympathisants de l’UMP et des catégories populaires.

Quel que soit le talent de Mme Le Pen à dédiaboliser son parti, nous payons aujourd’hui le prix de neuf ans de lepénisation du discours de l’UMP. Une lente dérive que rien n’a freinée jusqu’ici et qui s’est, hélas, traduite en actes législatifs et réglementaires. C’est en 2002 que la droite a fait le choix politique inavoué, pour répondre au vote frontiste, dont le leader historique venait d’accéder au second tour de l’élection présidentielle, de se porter sur son terrain. Il s’agissait, dans un souci en apparence louable, de répondre aux inquiétudes que les électeurs de Jean-Marie Le Pen auraient manifestées par leur vote.

L’analyse était erronée : en se focalisant sur les thématiques de la sécurité et de l’identité nationale conçue en un sens étroit, de l’immigration et de l’islam, elle s’appuyait sur les seuls déterminants idéologiques de la partie des électeurs ayant émis un vote d’adhésion, donc les moins susceptibles de changer d’opinion. Ce pari politique était aussi une impasse. Preuve en avait été faite, quoique sur une période plus courte, en 1986-1988. Au pouvoir, le RPR avait tenté alors d’empêcher les électeurs de droite de se porter sur le FN en reprenant une partie de ses thèmes (réforme du code de la nationalité, lois sécuritaires…). « Dites à vos amis de ne pas aller au FN, ce qu’il propose, nous le ferons ici » , avait lancé un dirigeant du parti néogaulliste, Claude Labbé, aujourd’hui disparu. À l’élection présidentielle de 1988, Jean-Marie Le Pen grimpait à 14,88 %.

La leçon n’a guère porté. Et si Nicolas Sarkozy a pu se vanter d’avoir réussi à siphonner l’électorat du FN lors de la campagne présidentielle de 2007, le revers de cet « exploit », bruyamment salué en son temps par la grande majorité des éditorialistes, apparaît dans toute sa nudité. Le pillage du programme du FN, commencé bien avant le discours de Grenoble cet été, et dont nous avons déjà montré l’étendue ( Politis n° 1119 et 1135), aboutit à une banalisation sans précédent du discours lepéniste.

Marine Le Pen, qui incarnait le FN sur la scène médiatique bien avant d’en prendre la présidence effective il y a deux mois et demi, n’a presque plus besoin de s’en prendre aux immigrés, le ministre de l’Intérieur et les responsables de l’UMP s’en chargent pour elle. Les propos à connotation raciste d’un Brice Hortefeux ou de son successeur, Claude Guéant, les déclarations de nombre de responsables du parti présidentiel et pas seulement de ses élus regroupés dans le groupe « Droite populaire » – Chantal Brunel, députée de Seine-et-Marne, qui suggérait récemment de remettre les immigrants clandestins dans un bateau, n’en fait pas partie –, les débats permanents sur l’identité nationale et ce week-end encore sur la laïcité et l’islam organisés par le gouvernement ou l’UMP, en sont les signes les plus patents. Certains au sein de la majorité s’en inquiètent. On a vu lundi François Baroin, porte-parole du gouvernement, admettre qu’il fallait « certainement mettre un terme à tous ces débats » et appeler son parti à revenir à des valeurs « profondément républicaines » . Le rapide rappel à l’ordre que lui a adressé Nicolas Sarkozy fait douter que le chef de l’État cesse un jour de valider les thématiques frontistes.

La légitimation du discours traditionnel de l’extrême droite n’explique toutefois pas seule la poussée du vote FN. Les abstentionnistes, particulièrement nombreux aux cantonales, y ont leur part de responsabilité. En ne prenant pas part au scrutin, ils ont permis au parti de Mme Le Pen d’augmenter significativement son score relativement au nombre de suffrages exprimés, et donc son poids politique, alors même qu’il perd des voix. La gauche, enfin, n’est pas exempte de reproches.

Car les déterminants socio-économiques du vote FN sont à maints égards au moins aussi importants que ses déterminants idéologiques. Depuis le milieu des années 1990, les analyses les plus sérieuses du vote FN ont mis en évidence la capacité de l’extrême droite à capter un électorat populaire désespéré qui, déjà, estimait avoir trouvé dans ce parti une oreille attentive, capable de traduire sa peur du déclassement social et d’entendre sa révolte contre les élites mondialisées. Des améliorations passagères de la conjoncture économique ont pu faire croire à un reflux de cette désespérance sociale quand elles ne remettaient en cause ni la persistance du chômage de masse, ni la précarisation continue du contrat de travail, qui hypothèquent l’avenir de groupes sociaux toujours plus nombreux, qui se sentent aujourd’hui menacés dans leur survie. « Bien avant l’explosion de la crise financière , rappelle le sociologue Camille Peugny sur son blog, l’Insee avait mesuré, entre 2003 et 2005, et pour la première fois, autant de baisses individuelles de niveau de vie que de hausses. Parmi les ménages d’agriculteurs, d’artisans et de commerçants, d’employés et d’ouvriers du privé, les baisses étaient même sensiblement plus nombreuses que les hausses. »

En 2009, six millions de personnes vivaient des minima sociaux et deux millions de travailleurs gagnaient moins de 60 % du revenu médian, seuil définissant pour certains le seuil de pauvreté. « Un tel terreau est une aubaine pour le FN et pour Marine Le Pen, qui a mis un nom sur les responsables de la situation : la mondialisation, et l’UMPS au pouvoir depuis trente ans » , remarque Camille Peugny. De fait, l’ignorance de ce vécu dans le discours du PS – mais aussi dans celui d’Europe Écologie –, plus prompt à vanter un projet de société ouverte et libérale portée par l’Europe, accroît le sentiment d’abandon des classes populaires et moyennes inférieures. « Les classes dirigeantes au sens le plus large, incluant les responsables de l’UMP et les dirigeants socialistes, ont été les défenseurs acharnés de deux options dont tout le monde sait aujourd’hui qu’elles sont obsolètes : le libre-échange et l’euro » , tempête le démographe Emmanuel Todd.

Il est plus que temps pour la gauche de prendre à bras-le-corps ces questions dont elle a fait des tabous bien plus réels que ceux que des dirigeants socialistes ont l’habitude de briser pour plaire… aux bien-pensants.

[^2]: Baromètre de la politique économique, BVA-Absoluce, réalisé les 23 et 24 mars.

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