La vie sans nucléaire, avec peu de CO2

Préserver son mode de vie « à confort constant » sans recourir au nucléaire est possible. Des bâtiments plus sobres et des énergies renouvelables diversifiées rendent cette perspective plausible.

Patrick Piro  • 24 mars 2011 abonné·es

« Ils veulent revenir à la bougie et au cheval de trait »  : le vieil anathème lancé par les défenseurs du nucléaire à la tête des écologistes est peut-être en train de vivre ses derniers moments. L’accident de Fukushima suscite un intérêt neuf pour les scénarios énergétiques qui envisagent de se passer de l’atome civil. À rebours d’idées reçues, il ne s’agit pas de préconisations idéologiques. Les prospectives, celle de l’association Négawatt, l’une des plus détaillées, Energy (r)evolution, de Greenpeace, ou The 40 % Study, des Amis de la Terre-Europe et du Stockholm Environment Institute [^2] ont été élaborées avec des énergéticiens, des ingénieurs et des économistes.

Thierry Salomon, président de Négawatt (350 professionnels de l’énergie), aime préciser qu’un des objectifs de l’exercice consiste à vérifier que la mutation énergétique souhaitable peut s’effectuer « à confort constant » , ou peu s’en faut. Bref, sans pari hasardeux sur la capacité des sociétés à accepter une profonde révolution des modes de vie.

Principale contrainte du cahier des charges : une division par quatre, voire plus, des émissions de gaz à effet de serre pour 2050, afin de limiter à 2 °C l’augmentation des températures moyennes. À l’élimination progressive des énergies fossiles génératrices de CO2 (pétrole, charbon, gaz), les scénarios écologistes ajoutent d’autres contraintes : la sortie du nucléaire – en général en fin de vie des réacteurs [^3] –, le refus des gaz de schiste et du stockage souterrain du CO2 [^4], jugés comme trop risqués pour l’environnement. De même, pas de spéculations technologiques : pour remplacer le nucléaire, le charbon ou le fioul, on compte sur des filières à énergies renouvelables éprouvées comme l’éolien, le solaire, l’hydraulique ou la biomasse.

Les prospectives classiques extrapolent les tendances de la consommation (à la hausse…) pour en déduire la production énergétique nécessaire. Les scénarios écologistes s’affranchissent de ce dogme pour explorer en premier lieu toutes les pistes de réduction des consommations : traque des gaspillages et meilleure utilisation de l’électricité, de la chaleur ou des carburants. Le scénario Négawatt calcule que ces économies représenteraient deux tiers de la consommation tendancielle en 2050 !

Le secteur du bâtiment, qui absorbe près de 50 % de l’énergie en France (comme en Europe en général), est un chantier très prioritaire. La chaleur représente près des trois quarts de la consommation énergétique des familles (et la moitié pour les bureaux) : en moyenne 200 kilowattheures par mètre carré de surface et par an (kWh/m2 par an). Soit 15 fois plus que les plus performants des bâtiments neufs ! En cause : une isolation thermique très déficiente, en raison de l’absence de normes jusqu’en 1975.

Dès 2012, les constructions neuves devront être « basses consommation » , niveau satisfaisant pour l’horizon 2050. Mais elles ne représentent que 1 % du parc bâti par an. Le défi, c’est la rénovation des bâtiments anciens. Négawatt modélise un vaste plan national de mise à niveau thermique basé sur l’obligation réglementaire d’effectuer les travaux requis au prochain changement d’occupant. À coût théoriquement nul pour les propriétaires : à l’aide de prêts à faible taux, le remboursement des mensualités serait compensé dès la première année par les économies d’énergie acquise grâce à une isolation très efficace. Le plan pourrait être bouclé en quarante ans. Ce n’est pas utopique : l’Allemagne, qui s’est lancée dans une opération similaire depuis une décennie, rénove chaque année près de 100 000 logements anciens au niveau « basse consommation » . Cette activité permettrait de créer quelque 100 000 emplois par an.

Les pouvoirs publics devront aussi favoriser les équipements les plus efficaces. Par exemple, 30 % des chaudières individuelles ont au moins 20 ans d’âge, consommant jusqu’à 70 % de plus qu’un bon modèle neuf (chaudières à granulés, chauffage solaire, pompes à chaleur). Le chauffage électrique, spécialité française, disparaîtrait en raison de son rendement énergétique déplorable (certains pays européens l’interdisent). Les réseaux de chaleur se développeront beaucoup. Confidentiels en France mais répandus en Europe du Nord, ils permettent d’alimenter les radiateurs d’un quartier par des centrales à biomasse ou géothermiques par la récupération de la chaleur de processus industriels.

Négawatt envisage aussi des modifications d’habitudes, pour modérer l’accroissement régulier des surfaces de logement par habitant, ou des températures intérieures, sans justification climatique apparente. En 2050, à service égal, la consommation de chauffage a été divisée par trois dans les locaux et réduite de 30 % dans l’industrie. Des gains considérables sont également attendus sur les appareils spécifiquement électriques (excluant le chauffage). La combinaison d’équipements sobres pour le froid, le lavage, l’éclairage et l’électronique surtout, ainsi que la modification de certains usages (débranchement des veilles, etc.) peut conduire à une réduction de 60 % des consommations. Malgré un doublement des usages de l’électricité (en termes de service) projeté pour 2050, Négawatt vise une stabilisation de sa consommation. C’est un impératif des principaux scénarios de sortie graduelle du nucléaire, qui supposent le recours temporaire à des centrales au gaz haute performance à mesure que les renouvelables montent en puissance. Un compromis avec la réduction des gaz à effet de serre.

Cependant, le gaz est le moins émetteur de CO2 des combustibles fossiles, et la chaleur dégagée par les turbines serait récupérée par des réseaux de chauffage urbains.

Illustration - La vie sans nucléaire, avec peu de CO2

En 2050, les renouvelables produisent 90 % de l’électricité – certaines prospectives osent 100 %. L’éolien en tête (40 %), au prix d’une forte implantation au large des côtes. Le solaire photovoltaïque compte pour près de 20 %. Des sources dont l’intermittence sera compensée par les autres filières (hydraulique, biomasse, géothermie, gaz naturel), mais aussi par une gestion très poussée des réseaux de distribution de l’électricité et par des solutions de stockage de masse de l’électricité.

Dans le domaine des transports, où règnent actuellement le pétrole et la voiture individuelle, les inflexions sont bien plus délicates dans tous les scénarios. Il faudra contrer la tendance à l’étalement urbain, qui rallonge les trajets et rend peu rentable le déploiement des transports collectifs. Grâce à des politiques volontaristes, ces derniers s’imposent en ville et couvrent 30 % des trajets interurbains en 2050. Le vélo et la marche sont favorisés, et le fret routier découragé.

La consommation moyenne des voitures est proche de 3 litres au 100 km (ce que l’on sait déjà faire). Les usages évoluent : le télé-travail et le covoiturage deviennent courants, les vols aériens sont taxés.

En 2050, Négawatt s’autorise une petite croissance de la mobilité (15 %). La part assurée par le rail et le bus double. Dans sa version 2006, le scénario n’envisage que les agrocarburants pour rogner, à hauteur de 25 %, la part quasi-exclusive du pétrole dans le transport. La version 2011 sera nécessairement exigeante (agrocarburants haut rendement de 2e génération, non issus du Sud). La pénétration du véhicule électrique est encore floue, en raison d’incertitudes sur la technologie des batteries ou l’installation d’un réseau de bornes de rechargement.

Bien qu’il reste d’importants développements à baliser et des évaluations économiques à affiner, il est intéressant de constater qu’un scénario énergétique comme celui de Négawatt boucle sa démonstration pour 2050 en gardant largement les pieds sur terre, même s’il convoque une bonne dose de volontarisme politique. L’un de ses mérites principaux est de laisser poindre une vision peu coercitive ni très subversive de la trajectoire énergétique vers 2050. Une rupture franche, mais tranquille.

[^2]: Consultables sur www.negawatt.org, www.energyblueprint.info, www.sei-international.org, www.thebigask.eu

[^3]: A priori au bout de quarante ans en France. Les dernières fermetures auraient donc lieu vers 2040. Cependant, EDF prétend prolonger ses réacteurs jusqu’à 60 ans.

[^4]: Pour construire des centrales à charbon « propres ».

Publié dans le dossier
Libye, la guerre du moindre mal
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