Sacre et massacres de l’empereur

Emmanuel Blanchard revient sur le couronnement
de Bokassa, événement grotesque favorisé
par l’Élysée.

Jean-Claude Renard  • 24 mars 2011 abonné·es
Sacre et massacres de l’empereur
© Bokassa Ier, empereur de Françafrique, jeudi 31 mars, 20 h 40, Planète (52’). À suivre, à 21 h 35 par le Couronnement de sa majesté impériale Bokassa Ier, empereur de Centrafrique (30’). Photo : Guillaud / AFP

Plus que des paillettes. Bicorne, épaulettes, sceptre serti de diamants, cape d’hermine piquée d’abeilles en or. Une couronne surmontée d’un globe de lapis-lazuli où figure la ville de Bangui. Un trône culminant à trois mètres avec quatre mètres d’envergure. Une valse composée pour l’occasion. Chevaux, carrosses, costumes d’apparat. « De la génération de dictateurs , prévient d’emblée le réalisateur, Emmanuel Blanchard, aucun n’avait poussé la mégalomanie à ce point. »

Ce 4 décembre 1977 est en effet une parodie du sacre napoléonien (2 décembre 1804), ridicule, scandaleuse, cautionnée et partiellement financée par la France. Du grotesque couvrant une sombre tragédie. Et le réalisateur de revenir au 1er janvier 1966, images d’archives à l’appui, quand le colonel Bokassa s’empare de la République centrafricaine. Son ascension est spectaculaire, entamée en artilleur, élevé par les Pères blancs. À peine au pouvoir, il se place sous l’égide de la France, au cœur d’une Afrique vivant une indépendance de façade. Parce que, dans cette période de guerre froide, la France choisit ses chefs d’État (Bongo au Gabon, par exemple, Senghor au Sénégal, ou Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire). Si personne ne s’attend à ce coup d’État, un premier rapport confidentiel de l’Élysée sur Bokassa le décrit en « cyclothymique, irritable, violent, tyrannique, autocrate » . La coupe est pleine, mais il est un garant de la stabilité de la Centrafrique. « L’intérêt de notre pays, poursuit ce même rapport, est malgré tout de faire en sorte que le colonel Bokassa reste au pouvoir aussi longtemps qu’il saura demeurer suffisamment raisonnable. »

Contenir les dictateurs africains dans les limites du « raisonnable » , telle est la fonction de Jacques Foccart, puissant secrétaire général aux Affaires africaines. C’est-à-dire le père de la Françafrique. Bokassa est adoubé par Foccart. Avec ses ambitions démoniaques. Il avance ses réformes, chargé d’une rivière de médailles. Du plein théâtre. À la mort du général de Gaulle, il pleurniche au-dessus de sa tombe. Au personnage burlesque succède la gouape infecte. Il emprisonne, impose amputations et sévices publics. La violence est un spec­tacle. Et les médias français n’y voient qu’un sujet d’amusement, un homme revendiquant quarante femmes et cinquante-cinq enfants. On passe outre le détournement des fonds nationaux. Six ans après son coup d’État, Bokassa se nomme Président à vie, puis se promeut maréchal.

À l’arrivée de Giscard, Foccart doit plier bagages. Le sieur d’Estaing, en amateur de chasse, se lie rapidement au propriétaire de cette Centrafrique, et accomplit sur place le premier voyage officiel d’un chef d’État français tandis que le dictateur vise à transformer son pays en empire. Couronnement à la clé. Un sacre autour duquel s’articule ce documentaire exceptionnel, mené entre images d’archives, journaux télévisés, coupures de presse et entretiens de différents protagonistes, filmés sobrement, face caméra. Sans spectacularisation. Pour le spectacle, Bokassa a déjà fait le boulot. Avec le concours d’un directeur artistique pour orchestrer un événement qui se veut international, l’aide d’artisans français, de l’Élysée, qui met notamment ses haras au service du grand Guignol.

Coût total pour un empire de carton-pâte, 140 millions de francs, un quart du budget national de l’un des pays les plus pauvres au monde. Comme pour excuser son absence, Giscard envoie le Service d’informations et de relations publiques des armées (Sirpa) filmer un événement tout à la gloire du démiurge atrabilaire, un reportage s’inscrivant dans la grande tradition d’un couronnement britannique commenté par Léon Zitrone. Les réalisateurs d’alors possèdent leur cahier des charges : les fastes de la cérémonie, la (prétendue) liesse populaire. Foin, notamment, de l’absence de chefs d’État, de l’effondrement des chevaux, écrasés par la chaleur. Pour Giscard, il s’agit d’un « cadeau pour les archives personnelles » de Bokassa. Jugé compromettant, ce film de 30 minutes est classé « diffusion restreinte ». Il le restera une trentaine d’années. Emmanuel Blanchard y puise des images (ce film officiel est diffusé après le documentaire).

Au lendemain du couronnement, les revendications sociales seront suivies de répressions. Du sacre au massacre. L’empereur de carnaval est lâché par Giscard. Plus dure sera la chute. Pour l’un et l’autre. Avec les diamants de Bokassa pour épilogue. Reste que, jusqu’à aujourd’hui, tous les successeurs du dictateur auront été les proches de l’ancien Président.

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