Des salariés roulés dans la farine

Depuis plus de deux mois, des salariés de Pizza Hut France sont en grève à Paris pour dénoncer les multiples atteintes aux droits du travail dont ils sont victimes. Reportage.

Pauline Graulle  • 14 juillet 2011 abonné·es
Des salariés roulés dans la farine
© Photo : Nicolas Portnoi

«Solidarité avec les grévistes ! Boycottez Pizza Hut ! » Tract dans une main, sébile en carton dans l’autre, une petite vingtaine de salariés, amis et militants (du NPA) tiennent le piquet de grève devant le Pizza Hut de la rue Ordener (Paris XVIIIe). Dimanche soir, 19 heures : le point de vente, bien qu’entièrement recouvert d’affichettes, est ouvert. Et le ballet des livreurs en scooter continue autour du petit attroupement.


« Nous voulons informer les clients et collecter de l’argent pour notre cais se de solidarité, mais aussi plomber le chiffre d’affaires du magasin. Vous savez, la direction de Pizza Hut ne comprend qu’une chose : le fric », soupire Hichem Aktouche, 26 ans, employé depuis six ans et syndicaliste SUD. Fait rarissime dans le secteur de la restauration rapide, cela fait neuf semaines que le mouvement dure. Si les troupes s’amenuisent avec le temps, elles sont «  soutenues par les collègues », assure Aziz [^2]
, 25 ans, arrivé du Maroc en 2008 pour faire ses études en France. Dans les quatorze « magasins »[^3]
 de Paris et de sa petite couronne (200 salariés), la colère est immense. « Au fond, on ne fait pas grève uniquement pour des revendications salariales, dit Aziz, mais à cause de toutes les humiliations qu’on subit. »


D’abord, les salaires « de misère » à 9,08 euros brut de l’heure. Puis les multiples entorses au droit du travail : absence de chaises derrière les comptoirs et en cuisine, recours a minima au médecin du travail malgré les agressions fréquentes et les brûlures des fours à pizzas, congés payés « oubliés », heures complémentaires sous-déclarées depuis des mois… « Pizza Hut me doit 70 euros par mois depuis un an et demi », affirme Aziz, qui pointe 15 heures par semaine pour 400 euros mensuels. Pourtant, la branche française affichait 60 millions d’euros de chiffre d’affaires avant d’être transformée en franchise en 2009 [^4].


Autre raison de la colère des « employés polyvalents », le management « à l’américaine ». Dans cette enseigne où l’on n’a en général guère plus de 20 ans, l’hyperflexibilité est la règle : temps de travail oscillant entre 15 et 18 heures hebdomadaires, pas de planning fixe et des « pauses » de trois ou quatre heures en pleine journée. Sans parler de la mobilité forcée des 200 employés qui « tournent » entre les magasins. Idéal pour casser les éventuelles camaraderies…


C’est donc seuls que les « polyvalents » gèrent la pression des responsables de service. Ceux-là même qui, pour quelques centimes supplémentaires de l’heure, jouent leur emploi sur des objectifs chiffrés avec des équipes en sous-effectif chronique. « L’hypocrisie, c’est que, d’un côté, la direction fait de beaux discours pour nous dire d’être prudents, explique Aziz, et que, de l’autre, nos managers nous mettent à la plonge ou au ménage si on ne livre pas assez vite. » Soit dans les dix à quinze minutes — durée invariable qu’il neige ou qu’il pleuve — qui suivent l’emballage de la pizza.


Résultat, les accidents du travail sont monnaie courante. Cinq accidents de scooter en six ans pour Aziz, « “baptisé” trois jours après avoir été embauché ». « Quand on bosse chez Pizza Hut, on risque sa vie pour des clopinettes, et on n’a même pas une prime de risque, déplore Laurent Degousée, de SUD-Commerce. Les conditions de travail sont probablement encore pires dans les franchises [plus de 80 % des magasins de l’enseigne, NDLR], auxquelles les syndicats n’ont pas accès. »


Début mai 2011, sur fond de négociation annuelle avec la direction, deux incidents mettent le feu aux poudres. À Neuilly, le responsable de service est licencié pour avoir refusé d’appliquer les méthodes managériales du groupe. À Levallois-Perret, un autre manager, étranger, et réputé être un salarié modèle, voit son contrat suspendu juste avant d’être régularisé. Le 13 mai, plusieurs salariés de Neuilly et de Levallois se mettent en grève. Ils font des émules dans les autres unités, qu’ils « visitent » le week-end.
Mais la répression est féroce. Les ressources humaines envoient aux grévistes des mises en demeure leur intimant de retourner à leur poste. Fin mai, le PDG de Pizza Hut France se rend en personne au magasin de la porte de Vanves, où se prépare une action. « Sébastien Chapalain est venu dans mon magasin, raconte Abdallah, 25 ans, il m’a pris entre quatre yeux et m’a dit : “Il ne faut pas que tu fasses grève, c’est un soir de match, hautement stratégique pour les ventes.” J’ai fait grève quand même. Le mardi suivant, je recevais une lettre de licenciement. » Le jeune homme, qui travaille dorénavant dans un supermarché Franprix, a engagé une procédure aux prud’hommes.


En attendant, la direction, qui table sur l’essoufflement du mouvement, « ne veut toujours rien lâcher, affirme Hichem Aktouche. Nous, on voulait négocier, mais la politique maison, c’est celle du coup de bâton. La seule chose qu’ils proposent, c’est d’utiliser nos congés payés à la place de nos jours de grève ! » Et quand on est déjà à sec le 20 du mois, la grève, même cantonnée au week-end — ici, le dimanche est rémunéré comme un jour de semaine ! –, coûte cher.


Au-delà, mobiliser alors qu’un même poste est occupé par trois ou quatre personnes différentes sur une même année est une gageure. « Les jeunes sont très combatifs, mais ils partent très vite », souligne Laurent Degousée. Quasi impossible pour les syndicalistes de construire un début de contre-pouvoir stable dans ce tonneau des Danaïdes… « La restauration rapide fonctionne sur un modèle d’usine éclatée géographiquement. Cela rend très difficile la constitution de collectifs », ajoute Abdel Mabrouki, ancien syndicaliste CGT à Pizza Hut et l’un des fers de lance des grandes grèves chez McDonald’s en 2000 [^5].

Malgré tout, les salariés du « numéro un » de la pizza, installé depuis plus de vingt ans en France, peuvent s’enorgueillir d’une vraie tradition syndicale. Des luttes qui visent en général à seulement maintenir le droit du travail. Des luttes souvent longues — il aura fallu dix ans pour que la direction accorde les « menus-employés » pour une poignée d’euros… Parfois victorieuses, comme en septembre 2010, lorsque la cour d’appel de Paris ordonne la réintégration d’un gréviste licencié. Des luttes toujours fructueuses : « La restauration rapide, c’est comme l’armée, explique Abdel Mabrouki, des générations de salariés se forment aux combats, puis partent vers d’autres entreprises où, on l’espère, ils reproduiront ce qu’ils ont appris. »


Chez Pizza Hut, en tout cas, « les inspecteurs du travail commencent à bien connaître la boîte », ironise Hichem Aktouche, qui souligne aussitôt qu’ils sont de moins en moins nombreux. Assurément, l’État n’est pas exempt de responsabilités dans cette affaire : « Les politiques ferment les yeux sur ces zones de non-droit parce que les enseignes de restauration rapide, au même titre qu’Eurodisney, créent de l’emploi en CDI pour des salariés qui sont pour la plupart étrangers, en échec scolaire ou issus de l’immigration, analyse Abdel Mabrouki. Sous couvert de “diversité”, ce qu’elles veulent, en réalité, c’est embaucher une population marginalisée, vulnérable, qui n’a d’autre choix que de travailler là. » Et, trop souvent, de se taire.


[^2]: Le prénom a été changé.

[^3]: Les « magasins de production » désignent les points de vente où sont commandées (puis emportées ou livrées à domicile) les pizzas.

[^4]: La franchise est désormais sous la coupe du Belge Top Brands.


[^5]: Il est également auteur de **Génération précaire* ,* Le Cherche midi, 2004.

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