Au-delà de la polémique…

Denis Sieffert  • 24 novembre 2011 abonné·es

Faut-il reprocher aux Verts d’avoir tenté de forcer la main à François Hollande dans cette affaire d’EPR de Flamanville ? Et peut-être même d’avoir offert à la droite une miche de pain bénit dont MM. Sarkozy et Copé vont pouvoir se repaître pendant plusieurs semaines ? Fallait-il laisser la candidate écolo, Eva Joly, affirmer urbi et orbi qu’il n’y aurait jamais d’accord si les socialistes ne renonçaient pas à ce fameux réacteur nucléaire de la troisième génération, alors qu’il était évident depuis le début que le PS n’y renoncerait pas ?

On peut en discuter. Et d’ailleurs, nous avons proposé à nos amies Francine Bavay et Martine Billard d’en discuter dans ce journal (voir pp. 6 et 7). Les uns feront valoir qu’il y a eu là-dedans beaucoup de maladresses, les autres qu’ils ont au moins réussi à provoquer le débat, et récolté comme usufruit d’une méthode un peu brutale l’engagement de François Hollande à fermer vingt-quatre centrales. Un bon début pour un productiviste qui n’est pas insensible aux arguments du lobby nucléaire ! Mais, quel que soit notre sentiment dans cette affaire, il est indispensable de dépasser la polémique. On sait qu’en France ce n’est jamais le bon moment ni la bonne façon d’ouvrir un débat qui a toujours été férocement verrouillé. Il ne serait d’ailleurs pas très compliqué, histoire de revenir à l’essentiel, de retourner l’argument contre la droite. Si le nucléaire n’avait pas, depuis soixante ans, été soustrait au plus élémentaire débat démocratique, la question ne surgirait pas aujourd’hui au détour d’une négociation préélectorale.

Mais, dans cette longue histoire, on connaît le péché originel. Le projet nucléaire français a moins été conçu comme un programme énergétique que comme l’instrument d’un néocolonialisme économique. Sa réalisation coïncide avec l’effondrement de notre empire. Faute d’avoir un vaste territoire, on aurait les attributs d’une grande puissance industrielle. Pour de Gaulle et les cabinets noirs de l’époque, l’influence française passerait désormais par là. L’affaire était d’emblée plus politique que technologique. C’est ainsi que, sans l’ombre d’une réflexion démocratique, notre pays a confié à un petit groupe d’hommes près de 80 % de sa production d’électricité, et qu’il est depuis cinq décennies l’exportateur peu scrupuleux d’une technologie à haut risque un peu partout dans le monde. Le clou est si bien enfoncé, et si profondément, qu’on ne l’extraira pas sans douleur. Il ne fait pourtant guère de doute qu’il faut sortir du nucléaire. Et il est urgent d’en convaincre l’opinion. L’argument « catastrophiste » qui envisage un séisme à Fessenheim ou un crash d’avion sur Tricastin n’est peut-être pas le meilleur. Il se trouvera toujours un Claude Allègre ou – hélas – un Michel Onfray pour nous dire que le risque est partout, et donc nulle part. Ou encore, comme Alphonse Allais, que la vie est la pire des maladies puisqu’on finit toujours par en mourir.

L’argument le plus fort nous semble être celui des déchets radioactifs, qui ne relève pas du « risque » ou de la « probabilité ». Notre parc nucléaire produit chaque année 1 200 tonnes de déchets, dont les 5 % les plus radioactifs sont finalement enfouis dans des puits, aujourd’hui à La Hague, demain dans un village de la Meuse, quand ils ne sont pas honteusement exfiltrés en Russie. Sans même parler de ces convois qui sillonnent notre pays, comme ces jours-ci. À terme, on imagine l’accumulation de ces déchets qui gardent leur extrême dangerosité pendant des milliers d’années. Ici, ce n’est pas un « accident » qu’il faut craindre, mais le système lui-même. Qui le sait, hormis quelques spécialistes et, par la force des choses, les villageois à qui on apprend un beau jour que leur terre, argileuse à souhait, a été choisie pour accueillir la matière radioactive ? Mais ce n’est là qu’un aspect du débat : la sensibilisation de l’opinion au problème posé par un pays – la France – qui a créé sur son territoire, et pour des raisons politiques, le plus gros parc nucléaire du monde…

L’autre aspect du débat est encore plus délicat. Par quoi remplacer, en quelques décennies, nos 58 réacteurs sans repasser par la case charbon, et sans donner le sentiment d’une régression sociale ? Et sans que cette gigantesque mutation n’inquiète, à juste titre, les centaines de milliers de salariés qui dépendent de cette filière ? Ce n’est évidemment pas le lieu ici de passer en revue toutes les énergies de substitution. Notre rubrique écologique a déjà maintes fois fait valoir les avantages et les inconvénients des unes et des autres. Mais nous savons aussi que le changement ne se fera pas sans que s’installent d’autres comportements et d’autres habitudes de vie. Il faut oser le dire. Car tout se tient. Comment faire évoluer nos sociétés vers une décroissance maîtrisée ou, à tout le moins, une plus grande sobriété dans la consommation, si l’injustice sociale demeure la règle ? Bien entendu, il faut aussi se garder de surdimensionner le débat au point de le rendre inabordable. C’est bien aujourd’hui qu’il convient de poser le problème de la sortie du nucléaire. Mais en étant capable de l’inscrire dans une autre vision sociale, et de donner d’entrée à nos concitoyens des assurances concrètes, en particulier sur les questions de l’emploi et du prix de l’électricité. Rien ne serait pire que d’aborder la vaste question de nos ressources énergétiques de façon empirique et subie.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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