André Green : rien d’humain ne lui était étranger…

Hommage à par Gérard Bayle.

Gérard Bayle  • 9 février 2012 abonné·es

En psychanalyse, mais aussi en psychiatrie, ainsi que dans les domaines des sublimations, les quarante dernières années ont été marquées par une relance de la recherche. De fécondes rencontres ont inspiré des chercheurs exceptionnels à qui l’on doit une approche plus ­efficace des troubles de santé mentale ainsi qu’un généreux regard sur les sciences humaines et sur l’art. André Green était l’un d’eux. Il est décédé le 22 janvier à près de 85 ans.

Sa formation psychiatrique auprès d’Henry Ey l’orienta vers la pratique d’une psychanalyse freudienne très exigeante vis-à-vis de ses propres recherches et de celles de ses contemporains. Ainsi fut-il très proche de Lacan avant de s’en séparer au profit de rencontres plus dynamiques et novatrices avec D. W. Winnicott et Wilfred Bion, mais aussi d’analystes français particulièrement doués, tels Jean-Luc Donnet ou Jean-Claude Rolland.

D’une manière générale, André Green défendait une psychanalyse étayée sur le jeu des pulsions érotiques et de la pulsion de mort, et il rejetait vivement tout ce qui tendait à supprimer les références au corps et à la sexualité infantile, pierre angulaire de l’édifice freudien classique.

Dans les années 1970, le thème des états limites ou borderline, c’est-à-dire ni franchement névrotiques ni clairement psychotiques, était à l’ordre du jour, aussi bien en France, avec Jean Bergeret, Roger Misès et Daniel Widlöcher, qu’à l’étranger avec Otto Kernberg, D. W. Winnicott et Heinz Kohut. Cela concernait des patients chez qui le comportement l’emporte sur l’activité psychique, dans une difficulté à penser recouverte par des apparences convenues, décrites souvent comme faux self . Sous l’influence de conflits intrapsychiques impossibles à dépasser dans ces conditions, seul l’aspect traumatique émerge, et l’organisation du complexe d’Œdipe s’en ressent. En un mot, il s’agit d’états narcissiquement déstabilisés par les frustrations et la violence des réactions que celles-ci entraînent contre le sujet lui-même ou son entourage. Dans ces états, la pensée disparaît, laissant percevoir un « blanc » de pensée.

André Green repéra ce trouble chez les patients, mais aussi son extension temporaire sur leurs proches et plus particulièrement sur les psychanalystes chargés de leurs soins, dont lui-même. Il en situa les origines dans des variations et des oscillations du narcissisme selon qu’il s’oriente soit vers la vie, en réorganisant les troubles, soit vers la mort, en déchargeant l’excitation jusqu’à tendre vers une extinction de toute réaction. Un ouvrage fondamental, intitulé Narcissisme de vie, Narcissisme de mort [^2], en rend compte. Il reprend des articles auparavant publiés dans la Nouvelle Revue de psychanalyse ; certains d’entre eux sont devenus des références, tels « Le narcissisme moral » et « La mère morte » .

Non moins essentiel fut un autre recueil : la Folie privée. Psychanalyse des cas‑limites [^3]. Comme son titre l’indique, il s’agit des tentatives de chacun pour situer des limites dans des états qui les démantèlent à la moindre crise. Inclassables dans les registres de la psychiatrie classique, ils sont repérables à la faveur de passions destructrices de leurs objets ou de projections qu’on ne saurait inscrire au compte des psychoses. Ils révèlent des épisodes de folie individuelle survenant souvent par accès. Le ressenti de ces troubles, ou de ce « blanc », est essentiel pour leur cure, qui doit être contenante avant que d’être interprétante.

Dans un autre ouvrage, la Pensée clinique [^4], revenant sur les névroses classiques et leurs possibles articulations avec les états limites, André Green propose des clés théoriques concernant le rôle de la tiercéité . Il s’agit d’une disposition d’esprit qui, par la présence d’un élément tiers, évite les collusions entre deux êtres. Le tiers séparateur représente les dispositions psychiques de chacun contre l’engluement dans une fusion identitaire ; par exemple une ­communauté du déni, ou un vampirisme, ou une emprise sectaire, avatars d’un inceste prédateur. On peut aussi représenter la tiercéité par l’intervention de la loi ou par celle d’un consultant dans une situation sans limites nettes. Cette tiercéité n’est pas une triangulation de pure forme, mais une modification structurelle introductrice de limites, telle la prohibition de l’inceste ou de l’incestuel.

Travailleur infatigable, doté d’une exigence vis-à-vis de lui-même parfois difficile à faire partager à ses interlocuteurs, André Green a publié une trentaine d’ouvrages, dont on ne peut ici rendre compte[^5]. Mais on ne saurait se limiter à ses travaux.

Membre de la Société psychanalytique de Paris, il en fut président et mit en place d’opportunes propositions de réforme. Il fut vice-président de l’Association psychanalytique internationale, position à la taille de sa dimension internationale. En tant qu’enseignant, il savait, dans les séminaires, soutenir parfois son propos par une vivacité qui contrastait grandement avec l’attention très profonde et bienveillante portée individuellement à ses patients, ses supervisés et ses ­collègues.
Par sa culture, sa curiosité et sa connaissance de la musique et de la littérature, par ses amitiés aussi, on a pu le comparer aux grands humanistes de la Renaissance pour lesquels rien de ce qui est humain ne devait être étranger. Sa mémoire, exceptionnelle jusqu’à la fin de sa vie, servait au mieux cet idéal. 

[^2]: Éditions de Minuit (1983).

[^3]: Gallimard, « Connaissance de l’Inconscient », 1990.

[^4]: Éditions Odile Jacob, 2002.

[^5]: On peut se référer au moteur de recherche de la Bibliothèque Sigmund Freud : www.bsf.spp.asso.fr/

Idées
Temps de lecture : 5 minutes