À la recherche d’une « classe fantôme »

Réédition bienvenue d’un classique de la sociologie ouvrière, toujours actuel.

Olivier Doubre  • 8 mars 2012 abonné·es

Déjà, en 1999, l’introduction de Stéphane Beaud et de Michel Pialoux à leur Retour sur la condition ouvrière , issu de plus de quinze années d’ « enquête aux usines Sochaux-Montbéliard » , commençait par cette interrogation : « Pourquoi écrire aujourd’hui sur les ouvriers ? » Les deux sociologues ajoutaient : « Ne sont-ils pas les survivants d’un vieux monde industriel en voie de disparition ? N’a-t-on pas déjà tout dit sur la fin de la “classe ouvrière” ? » Si leur livre est bien devenu, depuis, un classique de la sociologie ouvrière, il était curieusement épuisé, bien qu’il ait fait date dès sa première parution chez Fayard, avant d’être repris
en 10/18 en 2005.

Les éditions La Découverte ont eu la bonne idée de republier cet ouvrage de référence, paru à une époque où le « monde ouvrier » , la « condition ouvrière » ne semblaient déjà, selon ses auteurs, « intéresser que dans deux types de circonstances : d’une part, lorsque les entreprises délocalisent leur production dans des pays à bas salaire et ferment des entreprises rentables […] ; d’autre part, quand les journalistes et “experts” politiques s’aperçoivent, avec un mélange de candeur et d’effroi, qu’une part croissante des ouvriers […] se tournent de plus en plus dans leur vote vers le Front national » .

Cette nouvelle édition, augmentée de passionnantes préface et postface inédites des deux auteurs, se trouve justifiée par le fait que leur travail conserve une grande « portée explicative pour comprendre la réalité ouvrière d’aujourd’hui » . On y (re)découvre ainsi l’avancée du précariat au sein de ce qui est devenu dès lors une « classe fantôme » , divisée et fragilisée par le recours massif à l’intérim. Cette évolution, agrémentée des fameux « flux tendus » et de conditions de travail détestables, ne parvient pas à être contrée par des luttes et des revendications chez Peugeot, entreprise bien connue pour pratiquer une « politique “arbitraire”, de “favoritisme” » , renforçant la division entre salariés. Autre trait sympathique de Peugeot, sa violence, notamment en termes de répression syndicale, d’autant plus facile que le monde ouvrier marchait jadis « syndicalement sur deux jambes : la CGT et la CFDT » . Or, « de fait, qu’on le veuille ou non, le monde ouvrier, en voyant s’éloigner dans les années 1980 la CFDT vers d’autres rivages, a perdu une de ses deux jambes »

Dans cette enquête « monographique » minutieuse, Michel Pialoux et Stéphane Beaud dépeignent finalement le « processus de déstructuration de la classe ouvrière » dont on peut craindre qu’il soit quasiment achevé aujourd’hui. La (re) lecture de leur ouvrage est donc, à l’heure des promesses de Nicolas Sarkozy aux ouvriers d’ArcelorMittal de Florange, d’autant plus urgente pour pouvoir déconstruire le discours dominant sur les ouvriers, actuellement courtisés, en cette période électorale.

Idées
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