Fukushima, la fiction à l’essai

Yoko Tawada aborde la catastrophe nucléaire à travers un brassage de langues et de cultures.

Anaïs Heluin  • 15 mars 2012 abonné·es

Des essais, des articles et des chroniques, plus rarement de la fiction. Tel est le ­paysage littéraire de l’après-Fukushima, dense, aussi hésitant et hétérogène qu’en Haïti au lendemain du séisme, et que partout au monde à la suite d’une catastrophe naturelle ou humaine. C’est dans ce contexte, où chaque écrivain tâtonne, que Yoko Tawada publie son Journal des jours tremblants.

De façon explicite, ce titre inscrit l’auteure dans la lignée de ses confrères japonais qui ont traité du tsunami et de l’incident nucléaire du 11 mars 2011. Pourtant, un décalage singularise cette œuvre. Géographique et culturel – Tawada ayant quitté Tokyo pour l’Allemagne en 1982 –, cet écart est aussi esthétique.

Hybride, le texte s’organise en deux temps bien distincts et complémentaires. Trois « leçons de poétique » écrites à partir de conférences données à l’université de Hambourg laissent place au journal qui donne son nom au livre. Plusieurs types de réflexions s’enchaînent donc, toutes centrées sur Fukushima. D’où une apparente discontinuité, accentuée par la langue allemande, qui confère une certaine étrangeté aux réalités japonaises décrites. Yoko Tawada parle-t-elle bien des mêmes événements que Katsuhiko Takahashi (cf. l’Archipel des séismes. Écrits du Japon après le 11 mars 2011, Picquier, 2012 ) ou Hideo Furukawa, tous deux écrivains du nord-est du Japon victimes du cataclysme avant d’en être des narrateurs ?

Non, bien sûr, et c’est cette différence irréductible que Yoko Tawada met en forme dans son Journal, à travers une poétique de la traduction qui traverse toute son œuvre. Par exemple Le mari était un chien, qui lui valut en 1993 le prix Akutagawa, l’un des prix japonais les plus prestigieux (paru dans la revue la Littérature japonaise d’aujourd’hui , 1994), et Train de nuit avec suspects (Verdier, 2005). Tantôt composés en japonais, tantôt en allemand, ses romans sont peuplés de personnages voyageurs, occupés à traduire les réalités qu’ils approchent de toutes les façons possibles. Dans son dernier livre, c’est Yoko Tawada elle-même qui assume ce rôle de carrefour des cultures, de synthèse entre les mentalités germanique et nippone. Et entre toutes les sociétés, tous les savoirs que son humanisme réunit. Au gré des hasards, des envies.

Si les « leçons de poétique » ­s’ouvrent toutes sur un référentiel bien japonais, elles ont alors vite fait de battre les campagnes du monde entier. Toutes trois débutent d’ailleurs par la description de lieux à la fois ouverts sur l’extérieur et ancrés dans une société précise : des îles et des ports. D’abord l’île de Tanegashima, « où, vers 1540, abordèrent les premiers Européens » , puis celle de Deshima, « sur laquelle des marchands néerlandais vécurent entre le ­dix-septième et le ­dix-neuvième siècle » . Pour finir, c’est le port d’Uraga, près de Tokyo, où les Américains accostent en 1853, qui est prétexte à une exploration des mœurs et de l’histoire.

Du côté allemand, c’est Hambourg qui suscite le plus de comparaisons avec le Japon. Ville portuaire très internationale en plus d’être le lieu de vie de l’auteure, cette agglomération est aussi un point de départ tendu vers le futur. À peine cadrés par deux pays mouvants, les textes se déroulent à la façon des Essais de Montaigne. Par associations d’idées, par traductions du japonais à l’allemand et l’inverse. Fukushima affleure, comme par accident. En réalité, tout ramène à la catastrophe.

Des stéréotypes sur le Japon entendus dans la bouche d’Allemands, des descriptions de Hollandais et de Portugais par des écrivains japonais ou encore des mises en parallèle d’œuvres allemandes et japonaises… Autant de propos qui participent de la critique de l’ethno­centrisme qui occupe la majeure partie du livre. Aucun des deux peuples les mieux connus de l’auteure n’est épargné, ce qui confère au récit un mélange de légèreté et de sérieux.

Pris dans ce mouvement textuel, Fukushima apparaît tel un Janus, mi-comique mi-dramatique. L’enchaînement par associations rapproche cet événement de faits et de références très variés. Les uns proches, telles les Notes de ma cabane de moine écrites par Kamo no Chômei en 1212 (Le Bruit du temps, 2010), d’autres très décalés.

Cette subtile dérision vise souvent le gouvernement japonais. Sa fermeture à l’extérieur, son impérialisme, son manque d’autocritique sont dénoncés à demi-mot. La seconde partie de l’ouvrage complète ainsi la première : plus explicite, le journal des pensées de Yoko Tawada lors de l’accident fonctionne comme une clé. Le visible et le caché s’entremêlent, comme pour dire qu’approcher Fukushima nécessite l’emploi de tous les niveaux de langage, de toutes les langues.

Littérature
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