« Il faut des règles, mais justes »

Le chercheur Patrick Weil critique la politique d’immigration du quinquennat Sarkozy et donne des pistes en la matière à la gauche au pouvoir.

Olivier Doubre  et  Elodie Corvée  • 24 mai 2012 abonné·es

Spécialiste de l’histoire et des politiques d’immigration, Patrick Weil a conseillé le gouvernement Jospin entre 1997 et 2002. Il souligne ici les dégâts provoqués par la politique agressive, dans ce domaine, de la présidence de Nicolas Sarkozy, et insiste sur la nécessité de rendre au ministère de la Justice la compétence en matière d’asile et de naturalisation.

Quel regard portez-vous sur la présidence de Nicolas Sarkozy en matière d’immigration ?

Patrick Weil :  Ce quinquennat a vu s’instaurer un climat extrêmement négatif, qui a commencé avec la création du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Et il s’est achevé avec la campagne du président-candidat pour le second tour de l’élection présidentielle centrée quasi uniquement sur la stigmatisation de l’étranger et de l’immigré. Durant ces cinq années, se sont développées tension, anxiété et peur. Quand le président de la République lui-même se fait la voix des pulsions xénophobes ou racistes, cela les renforce, les fait enfler, et finit par leur donner dans l’opinion une sorte de légitimité. Nicolas Sarkozy a donc une lourde responsabilité car il n’a cessé de distinguer et de hiérarchiser les Français selon leurs origines ou leurs croyances. L’élection de François Hollande a donc été ressentie par beaucoup de citoyens d’abord comme un soulagement, comme la fin de cette véritable occupation mentale que nous faisait subir le Président avec ses discours et ses agressions verbales répétées.

En ce qui concerne la politique menée, Nicolas Sarkozy n’avait pas réussi à mettre en œuvre le programme qu’il avait annoncé, c’est-à-dire l’immigration dite « choisie ». Il voulait remplacer l’immigration fondée sur des droits accordés sous condition de vérification par des travailleurs choisis selon leurs origines et des préférences géographiques, avec des quotas. Il voulait aussi créer une juridiction spéciale chargée de décider de la situation des étrangers en voie de reconduite à la frontière. Il a mis en place une commission, présidée par Pierre Mazeaud, qui a montré dans son rapport que tout cela n’était ni possible ni souhaitable au regard de nos principes constitutionnels.

Fin 2002. « Ils appellent ça “la jungle”. Dans un souffle, de l’effroi dans les yeux, le bénévole lance : “Vous vous rendez compte ?” Nous sommes à Calais, après la fermeture de Sangatte. […] L’explication me saute à la figure quelques mois après, au détour d’une conversation en persan avec un Kurde d’Irak. Il raconte qu’il dort “dans la forêt” : “tou jangal”. La voilà la jungle : une forêt. » Correspondante du quotidien Libération pour la région Nord-Pas-de-Calais, Haydée Sabéran a suivi pendant plus de dix ans la question des migrants regroupés tout autour de Calais, prêts à tout tenter pour passer de l’autre côté de la Manche. Elle doit à la langue de son père, qu’elle parle un peu, d’avoir compris l’origine de ce terme si souvent repris par la presse, dès le lendemain de la fermeture, le 5 novembre 2002, de l’immense hangar de la Croix-Rouge à Sangatte par la volonté de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur (à la suite d’un accord avec son homologue britannique, David Blunkett). Et la journaliste d’ajouter : « Pour tous ceux qui arriveront après le 5 novembre, ce sera la rue. » Ou plutôt « la jungle ». Et, plus tard, « les jungles », après la « destruction de la grande jungle de Calais en septembre 2009 par le ministre de l’Immigration, Éric Besson ». À partir des rencontres pour son travail de journaliste locale, Haydée Sabéran dresse un tableau sensible, original et sans complaisance de ce lieu qui constitue un véritable « nœud » des routes du phénomène migratoire en Europe. Ceux qui passent est un témoignage précieux pour comprendre comment les grands problèmes du monde surgissent au cœur du Calaisis. O. D. Ceux qui passent, Haydée Sabéran, Carnets nord/Éditions Montparnasse, 256 p., 20 euros.
Quelles ont été les conséquences de cette politique ?

Les dégâts du point de vue législatif ont été limités par ces échecs. Nicolas Sarkozy n’a pas pu modifier l’architecture générale de la politique de l’immigration telle que redéfinie en 1998 par la gauche. Il a même ajouté deux catégories de régularisations : à titre « humanitaire » et au titre du travail. Ces mécanismes ont été utilisés pour procéder à plus de 30 000 régularisations tous les ans !

Le statut de saisonnier a aussi été développé, avec l’octroi d’une carte de trois ans, permettant de revenir la saison suivante si l’on quitte le territoire à la fin de chaque saison de travail. Il y a donc eu de petites avancées, mais elles ne compensent pas la précarisation des statuts, les agressions verbales et surtout les pratiques administratives : les consignes les plus restrictives ont été données aux préfets, et les objectifs chiffrés de reconduites ont abouti à insécuriser des dizaines de milliers d’étrangers. En délivrant des titres de séjour d’une durée toujours plus courte, on a également précarisé les statuts de ceux qui sont en situation régulière. Toutefois, là où le recul a été le plus grave, selon moi, c’est en matière de politique de la nationalité. Car si le statut des enfants nés en France de parents étrangers (qui bénéficient du droit du sol à partir de 13 ans) n’a pas été touché, la naturalisation a été la cible de la politique de Nicolas Sarkozy. Il a d’abord été donné aux préfets un droit de veto qui leur permet, dans chaque préfecture, de rendre quasiment non modifiables les décisions de refus de naturalisation qu’ils émettent. Les politiques peuvent donc être différentes à Saint-Denis, à Marseille ou à Rennes. Le fait d’avoir rompu avec une politique de naturalisation au niveau national est très grave. Le gouvernement de François Hollande doit avoir comme priorité de renationaliser la procédure de naturalisation, comme l’avait décidé le général de Gaulle en 1945.

Enfin – pour la première fois depuis la Libération –, un gouvernement s’est félicité, par la voix de Claude Guéant, de la baisse des naturalisations. Or cette baisse est assez massive et, semble-t-il, le produit d’interprétations très strictes des conditions de ressources, qui vont toucher les enfants non nés en France, en général arrivés avant l’âge de l’obligation scolaire. Jusqu’à présent, lorsqu’ils atteignaient l’âge de 18 ans, on avait quand même envie qu’ils trouvent du travail et s’intègrent ; on leur donnait donc facilement la nationalité, même s’ils n’avaient pas les conditions de ressources exigées. Le fait de rendre celles-ci obligatoires rend la situation de ces jeunes encore plus précaire.

On a parlé pendant cette campagne électorale des fameuses 200 000 installations d’immigrants par an en France. Est-ce exact et que pensez-vous du système de calcul actuel ?

François Hollande a été piégé, agressé en quelque sorte, par ce chiffre de 200 000, qui est le reflet d’une nouvelle façon de compter adoptée il y a cinq ans. Il y a cinq ans, on aurait dit environ 130 000 parce qu’on ne comptait pas les étudiants dans les immigrés. Sous Sarkozy, on a les ajoutés. Jusqu’à son arrivée au pouvoir, seul l’Institut national d’études démographiques privilégiait cette façon de comptabiliser. Et, tout à coup, la France a accepté la demande de la Commission européenne d’inclure les étudiants dans ce chiffre de nouveaux immigrés. Cela donne le sentiment aux gens qu’il y a tout d’un coup 200 000 immigrés qui s’installent de façon durable en France alors que ce n’est pas le cas car, en grande majorité, les étudiants étrangers repartent. Aucun grand État d’immigration, les États-Unis ou le Canada, ne compte les étudiants comme immigrants avant qu’ils ne s’installent éventuellement comme travailleurs ou membres de familles. Compter de la sorte, c’est vouloir créer de l’anxiété parmi les populations européennes. C’est absolument incroyable que les autorités européennes aient fait ce choix de la peur !

La France peut-elle accueillir plus d’immigrés ?
En a-t-elle besoin ?

On accueille ceux qui ont le droit d’être accueillis (comme ceux qui ont des liens de famille ou les réfugiés reconnus comme tels), ceux que les entreprises ont besoin de recruter et aussi les étudiants, pour participer au rayonnement du pays. Mais je crois que la question ne se pose pas comme cela. Contrairement à ce que disent certaines associations, si demain vous ouvrez toutes vos frontières, le pays verra affluer des centaines de milliers, des millions d’étrangers. Nous ne pourrions faire face. Il n’y a pas un seul pays au monde qui ait déclaré ses frontières ouvertes. Car on sait – c’est un fait – que la demande est potentiellement très forte. C’est la réalité du monde tel qu’il est. Il faut donc des règles, mais qu’elles soient justes : droit de vivre en famille dans des conditions normales, respect de la Convention de Genève pour protéger les persécutés à travers le monde. La « misère du monde », on doit la traiter dans le cadre de nouvelles organisations de l’économie mondiale. On ne doit donc pas mettre sur le dos de la politique d’immigration ce qu’on est incapable de penser du point de vue de la restructuration du fonctionnement économique et financier du monde. En réalité, on s’occupe des conséquences au lieu d’affronter les causes de la déstructuration de l’ordre international. La position prônant l’ouverture totale des frontières, c’est aussi celle du Wall Street Journal !

Claude Guéant a souvent expliqué que, avec un chômage élevé, on ne pouvait plus avoir d’immigration. On a même parlé d’immigration zéro…

Oui, mais on n’en parle plus aujourd’hui. En fait, ces raisonnements économiques sont absurdes. Bien évidemment, nous avons un chômage élevé. Mais c’est justement parce qu’il y a du chômage qu’on se demande pourquoi MM. Guéant et Sarkozy ne se sont pas attelés à fournir du travail aux chômeurs là où il y a du travail clandestin ! Au lieu d’envoyer la police dans la rue arrêter les gens, on devrait aller voir dans les entreprises ce qui s’y passe, négocier avec les partenaires sociaux, et voir pourquoi, dans quelques secteurs qu’on connaît très bien, on fait appel au travail clandestin. Il faut, à mon avis, mieux organiser ces professions, voir quels sont les problèmes, prévoir peut-être certaines dérogations, tout cela sous le contrôle des syndicats. Une fois cela fait, il faudra frapper plus fort les entreprises qui ne jouent pas le jeu et continuent de faire appel au travail clandestin. Je pense que c’est une des principales solutions au problème.
Une politique d’immigration efficace, cela commence par ne pas mettre la police partout et/ou donner le monopole de cette politique au ministère de l’Intérieur. Il y a certaines choses que l’on peut faire sur le marché du travail, comme trouver un emploi à ceux qui n’en ont pas là où le marché fait appel à une main-d’œuvre clandestine – française comme étrangère, d’ailleurs. Il n’y a pas que des étrangers qui travaillent au noir ! Mais les étrangers qui viennent parce qu’ils savent qu’il y a du travail ne viendraient pas si cela se savait qu’il n’y a plus de travail. Il faut donc dissuader les arrivées en asséchant le marché du travail clandestin.

La majeure partie des gens arrivent légalement. Est-ce qu’on peut parler de fabrique de clandestins ?

Non. Pas vraiment. Il y a en fait un phénomène permanent, avec des inégalités ­structurelles dans le monde, des États non démocratiques que les gens veulent fuir, et des États démocratiques qui ne veulent ou ne peuvent pas ouvrir leurs portes à tous ceux qui veulent venir… Cela ne veut pas dire que tout se régule facilement. C’est pour cela qu’il existe des mécanismes de régularisation. Ceux qui disent que la politique d’immigration est un échec ont tort : on fait 30 000 régulations par an alors qu’il y a 80 millions d’entrées en France, dont l’extrême majorité sont des ­touristes. Les gens qui restent sont finalement très peu nombreux !

Les estimations de l’immigration irrégulière sont toujours à peu près les mêmes, soit entre 150 000 et 200 000. C’est très peu par rapport à 80 millions d’entrées. Et tout cela est évidemment le produit de barrières que l’on met, de critères que l’on décide… C’est facile de taper sur les fonctionnaires qui font ce boulot, qui implique de faire preuve d’un grand sang-froid et de sens de la justice. Mais, encore une fois, ce n’est pas la politique d’immigration qui peut changer le monde. C’est le monde qui peut et doit changer, pour que la politique d’immigration redevienne plus facile à gérer.

Quelles seraient les premières mesures que vous souhaiteriez voir adoptées par le nouveau pouvoir ?

Que l’on enlève au ministère de l’Intérieur une partie des compétences qui lui ont été attribuées par Nicolas Sarkozy, notamment en rendant au ministère de la Justice la compétence en matière de naturalisation et de droit d’asile. Jamais dans notre histoire la naturalisation n’a été gérée par le ministre de la police, sauf sous Nicolas Sarkozy. La gauche ne peut pas laisser perdurer cette situation.
Et puis, ne surtout pas recréer de ministère de l’Immigration. Il faut une bonne coordination à Matignon, puisque l’Intérieur gardera de toute façon une forte compétence, notamment sur les visas et les cartes de séjour, comme aujourd’hui.
Il faut aussi donner des cartes de séjour bien plus stables aux étrangers en situation légale, et changer la stratégie de lutte contre l’immigration illégale en s’attaquant aux secteurs du travail clandestin, et concentrer l’action de la police sur les étrangers les plus dangereux, auteurs de crimes et délits pour lesquels ils ont été condamnés, indépendamment du séjour. Dans la loi qui devra être un jour votée, il faudra faciliter l’accession à la nationalité française des enfants arrivés en France avant l’âge de l’obligation scolaire, qui ont donc effectué leur scolarité ici, pour qu’ils puissent obtenir leur naturalisation par déclaration, comme les conjoints de Français.

Publié dans le dossier
L'immigration loin des idées reçues
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