Espagne : « Le gouvernement improvise »

Selon l’économiste Juan Torres López, la chute des banques était prévisible, et le pouvoir politique continue d’entretenir le secteur bancaire dans une totale irresponsabilité.

Jean Sébastien Mora  • 14 juin 2012 abonné·es

À reculons, après avoir nié presque jusqu’au bout avoir besoin d’une aide, l’Espagne, quatrième économie de la zone euro, a finalement accepté un plan européen de 100 milliards d’euros pour sauver ses banques. Madrid est sous étroite surveillance après les difficultés « soudaines » de Bankia, troisième banque du pays.

Que pensez-vous du sauvetage de Bankia par le gouvernement Rajoy ?

Juan Torres López : Le sauvetage de Bankia se fait dans la plus grande improvisation. Le gouvernement Rajoy met en place des mesures en relation avec plusieurs entités financières, sans chercher à connaître l’équilibre des banques espagnoles et le montant réel de leurs réserves. Après Bankia, CatalunyaCaixa et Novagalicia ont annoncé à leur tour avoir besoin de 9 milliards d’euros d’argent public pour se redresser. Rien n’a été mis en place pour freiner les processus de privatisation des bénéfices et la prise en charge des dépenses par la collectivité. On est encore en train d’offrir aux banques les moyens d’agir de manière irresponsable. En l’absence d’analyse générale de l’ensemble du système financier, on prend encore de très grands risques à moyen et long termes.

Bankia étant une caisse d’épargne, est-elle un cas spécifique ?

Les caisses d’épargne représentent 54 % du système bancaire espagnol. Depuis 2008, elles sont très fragiles, beaucoup plus exposées aux conséquences de la crise que les banques privées comme la puissante Banco de Santander. Dans ce contexte, le sort de Bankia était prévisible. Les caisses d’épargne ont laissé de côté leur rôle de service public, agissant comme des banques privées. En vingt ans, l’Espagne a connu une croissance très importante de son secteur bancaire. Pour cela, les banques ont imposé des politiques de libéralisation, de privatisation des fonds de retraites et des baisses de revenus qui ont obligé les familles, les petites et les moyennes entreprises à s’endetter, et donc à alimenter le marché des banques. De 1992 à 2007, le montant total des crédits concédés par les banques (et les caisses d’épargne) est passé de 88,5 milliards d’euros à 1 070 milliards. Comme les dépôts étaient insuffisants pour compenser ces crédits bancaires, les entités financières espagnoles se sont elles-mêmes endettées à l’étranger (428 milliards sur la même période). Lorsque la crise des subprimes [crédits immobiliers à risque américains] a frappé l’Espagne, la bulle immobilière a éclaté, et les caisses d’épargne ont manqué de liquidités pour supporter toutes leurs activités financières.

Dans ce contexte d’improvisation, quel est le scénario économique à venir ?

Il est probable que la situation économique empire. L’Espagne aura besoin d’une solution à moyen et long termes, prise avec l’aval de tous les secteurs sociaux. Mais le Parti populaire ne veut pas en entendre parler, pas plus que d’une possible résolution des problèmes à la source, comme le poids démesuré des banques dans l’économie, l’héritage franquiste des institutions, le déficit en matière de justice fiscale, l’insuffisance de réserves nationales… Les responsables, pour l’instant, sont parvenus à se dédouaner, en faisant de ceux qui souffrent le plus des coupables, prêts à payer les pots cassés sans rechigner. Les Espagnols observent avec stupeur qu’il y a de l’argent sans limites pour les banques mais pas pour les services publics.

Est-ce qu’il faut un plan de sauvetage européen pour l’Espagne ?

Il faut sauver l’Espagne. Mais pas sous la forme de prêts allant directement dans les caisses des banques et que les citoyens paieront. Mariano Rajoy insiste sur le fait que l’Espagne échappe à un plan de sauvetage plus large. Mais les dirigeants européens sont au service du capital financier. Au premier faux pas, ils sauront mettre le pays sous tutelle. Les plans de sauvetage de l’UE ne constituent pas une aide mais une atteinte aux intérêts du pays. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé en Grèce ou au Portugal. Une mise sous tutelle budgétaire européenne ne permettra pas à notre économie de se stabiliser avant plusieurs années, provoquant une grande asymétrie dans la zone euro, un essoufflement économique et une « décapitalisation » humaine et sociale en Espagne. Ainsi, au lieu de repenser le modèle européen, l’Allemagne est en train d’imposer à « l’Europe périphérique » des conditions tellement coûteuses qu’elles sont impossibles à tenir. En définitive, en Europe, la crise financière mondiale a pris la forme d’une atteinte aux acquis démocratiques.

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