Essai de la semaine : Lacan, une pensée prédictrice du XXIe siècle

Élisabeth Roudinesco et Alain Badiou évoquent la figure et l’héritage du psychanalyste, disparu il y a trente ans.

Olivier Doubre  • 14 juin 2012 abonné·es

Dans un dialogue assez surprenant, l’historienne de la psychanalyse Élisabeth Roudinesco et le philosophe Alain Badiou, connu pour son marxisme néomaoïste, se remémorent leurs rencontres respectives avec Jacques Lacan en 1969. Non sans confier d’abord combien ils ont tous deux été profondément marqués par la publication de quelques-uns de ses textes les plus importants, rassemblés sous le titre Écrits et parus en 1966 au Seuil. En cette « année miraculeuse pour le structuralisme » (Élisabeth Roudinesco), ce recueil de textes auparavant épars du fondateur de l’École freudienne de Paris accentue une véritable césure entre ceux des « psychanalystes qui suivaient Lacan – et qui étaient nourris de philosophie – et ceux qui s’en tenaient à l’écart et préféraient ramener la psychanalyse dans le champ de la psychologie ». Or, la formation initiale de psychiatre de Lacan, souligne l’historienne, le prédisposait fortement pour sa part à « ramener la psychanalyse vers des disciplines “nobles” », et il ne « cessait jamais de critiquer la psychologie comme fausse science »  !

En effet, la psychanalyse, pour Lacan, largement tournée vers la philosophie dans un dialogue incessant et fécond entre les deux disciplines, était essentiellement « une aventure intellectuelle, un voyage, une quête, une initiation ». Ce qu’elle a, selon Élisabeth Roudinesco qui connaît le milieu au plus près, « hélas, cessé d’être aujourd’hui ». Alain Badiou insiste lui aussi sur ce point : la cure lacanienne, parce qu’elle s’inscrit d’abord « dans un contexte politique significatif », vise essentiellement « un désenclavement du sujet par rapport à un état originel d’impuissance ». Or, chez Lacan, la cure « n’a pas pour visée dernière la “guérison” mais doit mener à ce point réel où le sujet peut se relever et vivre à nouveau ».

Aussi, rappelle Élisabeth Roudinesco, il accepte, chose assez révolutionnaire pour la psychanalyse à cette époque (et parfois aujourd’hui encore chez certains), des prêtres ou des homosexuels en analyse chez lui, sans chercher à les convaincre de rompre avec leur vie (spirituelle ou sexuelle, respectivement). Ce dialogue, qui se veut aussi une interrogation sur les relations entre révolution politique et révolution subjective, salue donc l’héritage du psychanalyste, qui avait prédit nombre de dérives de notre temps à la fin de sa vie : « toutes les formes de repli identitaire », le racisme, « l’individualisme forcené, et surtout la bêtise qui caractérise la démagogie de masse, le règne de l’opinion publique ». Et l’historienne de s’exclamer sur ce point : « Le XXIe siècle est d’ores et déjà lacanien, parce que ses dérives sont celles qu’il a prédites et que sa pensée nous permet de les combattre »

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