Les paquebots de la démesure

L’échouage du Costa Concordia n’a guère freiné l’engouement pour les croisières, et la course aux navires géants se poursuit malgré les risques croissants pour la sécurité des passagers comme pour l’environnement.

Patrick Piro  • 7 juin 2012 abonné·es

Et un de plus ! La semaine dernière, avec tout l’apparat de rigueur, MSC Cruises baptisait à Marseille le Divina, son plus gros paquebot de croisière, qui a coûté près de 600 millions d’euros. Une impressionnante et disgracieuse barre d’immeuble de 333 mètres de long, 18 ponts et une capacité maximum de près de 4 400 passagers. MSC Cruises, premier croisiériste en Méditerranée (1,4 million de passagers prévus en 2012), investit à tour de bras depuis cinq ans.

Le gigantisme est une tendance lourde du secteur. « Sur les seize navires de croisière actuellement en projet, treize peuvent accueillir plus de 2 500 passagers », relève Charlotte Nithart, de l’association écologiste Robin des bois [^2]. Une centaine de ces géants naviguent sur les mers du monde. Près d’une moitié sont basés aux États-Unis, sillonnant de préférence les Caraïbes. Depuis 2006, la croissance du secteur approche 60 %.

Un optimisme à peine troublé par le drame du Costa Concordia, le géant de Costa Crociere échoué le 13 janvier dernier sur l’île italienne du Giglio : le mouvement de désaffection redouté par les croisiéristes n’a pas eu lieu. Forçant sur les promotions alléchantes, la très dynamique MSC constatait même, ce printemps, un taux de réservation de 25 % plus élevé qu’en 2011. Depuis des années, la croisière s’est largement départie de son image de loisir luxueux pour troisième âge. « Le paquebot n’est plus un transporteur, il est devenu la destination », résume Charlotte Nithart. Des cités flottantes conçues comme des stations balnéaires, avec profusion d’équipements de loisir et des tarifs adaptés aux revenus moyens.

Engouement et concurrence ont enclenché une course au gigantisme afin d’accroître la rentabilité des paquebots : économies d’échelle, multiplication des attractions, mais aussi limitation des escales – peu de ports peuvent accueillir de telles jauges, les passagers dépensent donc plus à bord. L’ Oasis of the sea et l’ Allure of the sea, de la Royal Caribbean Cruise (États-Unis), détiennent le record d’enflure actuel : ils peuvent promener près de 8 500 personnes, équipage compris. Au mépris de risques et de dommages environnementaux de plus en plus exacerbés : l’industrie de la croisière, forte de son poids économique, ne s’est guère préoccupée de faire évoluer les normes à la même vitesse que ses profits.

Le talon d’Achille des méga-paquebots, c’est l’évacuation. L’accident du Costa Concordia est édifiant : bien qu’endommagé à l’entrée du port du Giglio et par mer d’huile, la pagaille du sauvetage s’est soldée par la mort de trente-deux passagers. À l’épreuve des faits, les règles de sécurité en vigueur paraissent inadaptées à la vulnérabilité de ces bâtiments – feu, avarie électrique, collision, épidémie, voire attentat.

Comment mettre les chaloupes à l’eau en moins de trente minutes en cas de forte gîte ? Comment évacuer neuf passagers par minute en toboggan, dixit le Divina, dans un climat d’alarme, avec des personnes âgées (un tiers des clients en moyenne) et jusqu’à soixante nationalités représentées à bord ? « Le processus complet d’évacuation ne fait pas l’objet d’une planification globale, souligne Charlotte Nithart. Des essais de modélisation ont bien eu lieu, mais ils restent confidentiels tant ils sont peu rassurants. »

Côté pollution, c’est un vrai casse-tête. Les 3 000 passagers d’une croisière produisent en une semaine près de 5 millions de litres d’eaux usées, près de 100 000 litres d’eaux de cale chargées d’hydrocarbures, 40 tonnes de déchets solides, dont une partie classés « dangereux ». Ces cités de loisir produisent un quart des déchets de la flotte marchande mondiale, dont elles ne représentent qu’une fraction négligeable. Si le largage illégal de matières solides en mer semble désormais peu fréquent, le contrôle est délicat pour les liquides. Quant à la pollution atmosphérique, le laxisme est de mise : les incinérateurs de déchets embarqués n’ont pas de normes d’émissions, et les moteurs brûlent un fioul à haute teneur en soufre.

L’Organisation maritime internationale (OMI), chargée des normes de sécurité et de pollution en mer, s’est réunie fin mai, saisie entre autres de l’affaire Costa Concordia. Mais il n’en est sorti que des recommandations molles, appelant à des révisions procédurales… « L’OMI a toujours un train de retard sur les catastrophes », constate Charlotte Nithart. Seule l’Allemagne a proposé de limiter la taille des navires : rejeté.

[^2]: (1) Lire le dossier « Du Titanic au Costa Concordia  » (www.robindesbois.org)

Écologie
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