Salauds de victimes !

Dans plusieurs affaires récentes, une application stricte du droit a donné un sentiment de déni de justice et choqué l’opinion publique.

Patrick Piro  et  Clémence Glon  • 7 juin 2012 abonné·es

Les dangers du Mediator

Le 21 mai, la décision du tribunal correctionnel de Nanterre provoque la stupéfaction. Le premier procès pénal du Mediator, ce médicament accusé d’avoir causé entre 500 et 2 000 morts, est reporté au 14 décembre. Jacques Servier, 90 ans et fondateur des laboratoires du même nom, poursuivi par 600 parties civiles pour tromperie aggravée, peut repartir tranquille. La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée par son avocat a été jugée recevable par le tribunal et transmise à la Cour de cassation. Jacques Servier fait déjà l’objet d’une information judiciaire au Pôle santé de Paris.

Peut-il être jugé deux fois pour les mêmes faits ? La Cour de cassation dispose de trois mois pour statuer sur la constitutionnalité du procès. Si cette QPC est jugée recevable, elle sera transmise au Conseil constitutionnel, qui disposera à son tour de trois mois pour statuer. Mais cette option paraît impensable : la Cour contredirait alors une précédente décision. En décembre 2011, elle ne trouvait rien à redire au procès de Nanterre.

Ce serpent judiciaire permet en tout cas aux laboratoires de gagner du temps. « Nous sommes face à un déni de responsabilité, déplore Charles Joseph-Oudin, avocat d’une centaine de malades. Sans compter qu’il existe un risque de décès des deux côtés de la barre. » Selon Irène Frachon, pneumologue qui a contribué à faire éclater le scandale [^2], ces méandres judiciaires jouent en faveur des accusés : « Dans les affaires de santé publique, il est demandé aux victimes d’apporter les preuves des préjudices. Ce qui est quasiment impossible. »

Des experts ont été mandatés pour étudier l’effet anorexigène du médicament, ce qui retarde encore le jugement. « Mais la véritable question est de savoir si Jacques Servier avait connaissance de la dangerosité du médicament », s’insurge Irène Frachon. Ces procédures à rallonge apparaissent abusives dans une affaire de santé publique, elles n’en relèvent pas moins de la stricte application de la loi.

La marée noire de l’ Erika

L’avocat général (qui représente le parquet) de la chambre criminelle de la Cour de cassation a demandé, le 24 mai, la cassation totale de la procédure judiciaire dans l’affaire de l’ Erika . L’instruction démarrée il y a douze ans et qui a donné lieu à quatre années de procès pourrait être annulée. Aucun responsable ni coupable, alors, pour une marée noire qui a souillé près de 400 kilomètres de côtes, produit 250 000 tonnes de déchets et occasionné la mort de 150 000 à 300 000 oiseaux ? C’est vertigineux. L’argumentation tient sur une interprétation raide du droit maritime, qui rend les tribunaux français incompétents pour un naufrage intervenu hors des eaux territoriales françaises. Seules les conventions internationales s’appliquent et, l’ Erika battant pavillon maltais, Malte aurait compétence juridique pour juger l’affaire, qu’elle se garde bien d’exercer.

Cette question de droit a été soulevée au début de la procédure, lors des audiences en correctionnelle de 2008 puis en appel, en 2010. Elle avait été circonscrite grâce à une sorte de « grand écart   » juridique, comme le décrit Alexandre Faro, avocat de plusieurs associations : la société de classification, Rina, qui juge de la navigabilité du navire, est italienne. La « souveraineté » de Malte a pu être contestée. Il existait donc une marge d’interprétation du droit maritime validée à deux reprises par les tribunaux.

D’autant plus qu’il a été prouvé que l’armateur avait enjoint au capitaine de ne pas regagner les eaux territoriales françaises alors que le navire menaçait de se briser, justement pour pouvoir bénéficier d’une impunité future devant les tribunaux. Du strict point de vue du droit, les conclusions présentées en cassation sont parfaitement recevables, et même formellement plus solides que l’interprétation qui a prévalu en correctionnelle ainsi qu’en appel. Il est pourtant difficile de ne pas soupçonner, comme Alexandre Faro, un piège tendu par Total et ses avocats. Le pétrolier ayant annoncé que, quoi qu’il en soit, il ne réclamerait pas le remboursement des indemnités déjà versées aux plaignants [^3], la Cour de cassation se serait sentie « entièrement décomplexée pour concocter une décision de pur droit ». Relayés par les milieux écologistes, les Bretons ont immédiatement lancé un appel et prédisent une levée de boucliers en cas d’annulation de la procédure. Celle-ci, et c’était une première, reconnaissait l’existence d’un « préjudice écologique [^4] ».

La pression de l’opinion peut-elle empêcher ce Trafalgar juridique ? Dénouement prévu le 25 septembre. Même si la Cour de cassation annule la procédure, tout ne sera pas perdu, selon Alexandre Faro : « Nous serions en position de force pour faire pression sur le gouvernement français afin qu’il demande une renégociation des conventions internationales. Nous aurions tout le monde derrière nous. » Le scandale de l’amiante La cour d’appel de Douai rendra le 28 juin prochain sa décision sur l’affaire qui oppose 37 victimes au Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante.

Le Fiva, organisme sous tutelle du ministère de la Santé, a été créé en 2001 pour permettre aux personnes intoxiquées d’obtenir rapidement des compensations financières. Le barème des montants est défini par la cour qui a en charge les procédures et varie d’un tribunal à l’autre. En 2008, la cour d’appel de Douai avait doublé le montant des indemnités perçues par les victimes. Une décision contestée par le Fiva devant la Cour de cassation. Le barème est alors revu à la baisse.

Les victimes doivent aujourd’hui rembourser la différence entre les deux montants, qui va de 3 000 à plus de 28 000 euros, selon l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). « Ce n’est pas la jurisprudence elle-même qui est mise en cause, mais les conséquences socialement désastreuses qu’elle provoque. Ce retour en arrière risque de décrédibiliser encore l’action en justice », explique Emmanuel Poinas, secrétaire général de FO-Magistrats. Lors d’un précédent jugement, la cour d’appel avait déjà condamné 57 personnes à rembourser au Fiva une partie de leurs indemnités.

L’espoir est donc maigre pour que la même cour se contredise le 28 juin. Selon Emmanuel Poinas, deux mesures permettraient d’éviter ce genre de retournement : éditer des textes qui définissent les barèmes d’indemnisation des victimes de scandales sanitaires et limiter le remboursement des sommes perçues.

Le harcèlement sexuel abrogé

Le 4 mai dernier, toutes les poursuites pour harcèlement sexuel en France tombaient. Le Conseil constitutionnel abrogeait du code pénal la définition, trop floue, de ce délit. Les juges posant eux-mêmes les limites du harcèlement, les condamnations variaient d’un tribunal à l’autre. Ce n’est pas la conclusion du Conseil qui choque l’ensemble des associations féministes, mais bien la forme qu’elle a prise. Face aux sages, l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) plaidait pour une abrogation différée du délit.

Le texte, insatisfaisant, aurait alors eu cours jusqu’à la validation d’une nouvelle loi. Le vide juridique aurait été évité, et les victimes gardaient la possibilité de porter plainte. Le Conseil constitutionnel n’a pas à argumenter ses décisions. Difficile donc d’expliquer pourquoi les sages ont refusé cette période de transition. Une supposition tout de même : le délit relève d’une loi pénale de fond. De droit, ce type de texte existe ou n’existe pas. Accepter une abrogation différée aurait été faire une entorse à cette règle.

[^2]: Par la publication, notamment, de Mediator 150 mg : combien de morts ?, editions-dialogues.fr.

[^3]: 171 millions d’euros, auxquels s’ajoutent les quelque 200 millions consacrés au nettoyage de la pollution.

[^4]: Préjudice chiffré, hypothèse basse, à près de 400 millions d’euros.

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Législatives : la bataille des gauches
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