Femmes SDF, vies de combat

Hayette, Tamara et Hortense racontent leur chute dans l’enfer de la rue et livrent leurs émotions, entre espoir et résignation, face aux épreuves du quotidien et à la solitude.

Clémence Glon  • 11 octobre 2012 abonné·es

La rue, terrain d’inégalités. Pour survivre lorsqu’il ne reste rien que sa volonté pour arriver à demain, être un homme ou une femme change la donne. D’abord parce que la violence qui parcourt le monde du dehors ne se présente pas de la même manière. Ensuite parce que les femmes sont minoritaires, même si leur nombre ne cesse d’augmenter [^2]. Une étude menée en Grande-Bretagne révèle que l’espérance de vie des femmes SDF chute à 43 ans, contre 47 ans pour les hommes vivant dans la même situation. Chez les personnes qui disposent d’un logement, l’espérance de vie est de 74 ans pour les hommes et de 80 ans pour les femmes. Privées de vingt-sept années d’existence, les femmes SDF sont pourtant loin de se présenter en victimes. Trois d’entre elles ont accepté de dévoiler un peu de leur intimité.

« Entre quatre murs, je deviens suicidaire »

À 11 heures du matin, Hayette cherche un endroit où dormir. Elle a depuis longtemps inversé le jour et la nuit. Pour la chaleur du soleil, qu’elle trouvera dans un parc, ou celle des couloirs du métro. La nuit, cette petite brune aux grands yeux noirs tue le temps en marchant dans le quartier de la gare du Nord. Depuis ses 14 ans, âge auquel elle a quitté la maison, Hayette oscille entre « vie posée » et « vie dehors ». Derrière son caractère revêche et déterminé, elle traîne encore, à 37 ans, son enfance semée d’abus sexuels et de violence. « Dans la rue, je volais pour manger, m’habiller. Je ne me prenais pas la tête », raconte Hayette. Elle pose un moment son sac dans un squat et se marie quelques années plus tard. Durant ses huit   années de mariage, Hayette habite un appartement et donne naissance à trois enfants, tous décédés aujourd’hui de la maladie du nanisme. Les seules personnes qui aient pu un jour la comprendre. Après son divorce, elle retourne chez sa mère, qui vit seule et « se débrouille comme elle peut avec son CAP cuisine ». Elle est mise à la porte deux ans plus tard. En 2006, décidée à prendre un nouveau départ, Hayette décroche un poste d’agent d’entretien à Marseille et s’installe dans un petit appartement. Au bout de trois mois, elle retourne dans la rue. « Il y a des choses qu’on ne peut faire que lorsqu’on est équilibré, explique-t-elle. Quand je suis entre quatre murs, je deviens suicidaire. » À l’écouter, la rue permet surtout à Hayette de s’affranchir d’un bon nombre de contraintes : gagner de l’argent – pas question de faire la manche, qui rend dépendant des autres –, donner des nouvelles à sa famille, habiter un appartement ou dans un centre d’hébergement. « Il y a des horaires et tu peux attendre des heures avant d’avoir un lit. » Elle a même fini par jeter le sac de vêtements qu’elle gardait dans une consigne. Toujours ces horaires à respecter. Pour survivre, une seule règle : ne pas s’écraser. « Je ne suis pas du genre à chercher la merde, explique-t-elle. Mais si je vois qu’une personne se fout de moi, je lui casse la gueule. » Malgré ces précautions, Hayette s’est fait avoir une fois. Un homme qui lui proposait la location d’un studio l’a séquestrée pendant un mois pour la violer. Alors qu’elle répète que vieillir dehors ne l’effraye pas, Hayette a conscience de sa situation. Les occasions pour s’en sortir n’ont pas manqué, mais elle ne peut faire autrement : « Les personnes qui vivent dehors sont amères envers les choses du passé et, en général, les problèmes de l’enfance paraissent insurmontables. »

« Je n’ai jamais dormi dehors »

Tamara s’accroche à son sac à dos comme à une bouée. Il faut dire qu’il contient tous les documents qu’elle devra présenter cet après-midi pour postuler à un emploi de vendeuse dans une boutique de vêtements Emmaüs. Au premier regard, ce qui frappe chez Tamara, c’est son allure impeccable. Haut chignon blond, lèvres colorées de rose, pantalon noir et pull de laine bleu. Elle ne fait pas ses 54 ans et rien ne laisse deviner sa situation de SDF. Comme pour relativiser, elle annonce d’emblée : « Je n’ai jamais dormi dehors. » Née en Biélorussie, Tamara part rejoindre en 2001 un mari allemand du côté de Hambourg. Une union guidée par l’espoir d’une vie meilleure plus que par l’amour. Au bout de deux mois Tamara décide de partir seule pour la France. « Cet homme était complètement fou et je préfère passer sur le détail de ses activités », explique-t-elle un peu confuse. Drogue, prostitution ? Tamara débarque à Perpignan et se fait embaucher comme emballeuse de fruits. Elle habite une chambre d’hôtel obtenue par le Samu social. En 2009, la Cimade (service œcuménique d’entraide) la soulage d’un poids énorme : elle a droit à l’asile territorial pour les dix ans à venir. Comme elle ne s’est jamais faite à son logement situé dans un quartier « qui craint vraiment », elle prend la route de Strasbourg pour retrouver son « ami ». Il travaille, lui offre un toit, et Tamara reste chez lui plusieurs mois. Après leur rupture, elle se rend à Paris. Dès son arrivée, le 3   septembre 2011, elle s’adresse au 115. Mais, comme elle continue de toucher le chômage, elle ne peut obtenir de logement. Tamara passe sa première nuit parisienne sur un lit de fortune à l’hôpital Saint-Antoine. Au contact d’autres SDF, elle entend parler du Centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans abri (Chapsa) de Nanterre. Dès le lendemain, elle se rend porte de la Villette, où le bus du Chapsa commence son ramassage. « Ça a été un vrai choc. Toutes ces personnes qui se piquent, ces malades psychiatriques qui se bagarrent… », raconte Tamara, qui semble encore à peine y croire. Sans les associations, Tamara n’aurait jamais trouvé ce lit au centre la Chrysalide, où elle loge aujourd’hui. Son français est encore trop approximatif pour dénouer les méandres administratifs. Depuis son départ de Biélorussie, Tamara n’a jamais revu sa fille, qui étudie maintenant la médecine en Ukraine. La gorge serrée, Elle se prend à rêver du jour où elle viendrait faire un stage dans un hôpital parisien.

« Me débrouiller par mes propres moyens »

Hortense, 39 ans, parle à voix basse. Lorsque les bénévoles qui débarrassent le petit-déjeuner s’approchent un peu trop près, elle se penche et termine sa phrase dans un murmure inaudible. Elle vient dans ce centre d’accueil du Xe arrondissement de Paris tous les matins et tous les soirs… « Ceci n’est pas ma vie », assure-t-elle en regardant les personnes sans abri qui gravitent autour d’elle. Sa vie serait plutôt celle qu’elle a passée en République démocratique du Congo jusqu’en avril dernier. Quand elle était comptable pour une entreprise aérienne et qu’elle gagnait assez d’argent pour s’occuper de ses trois enfants. Mais, depuis un viol collectif subi en novembre   2011, Hortense est « complètement tourmentée ». En RDC, la peur l’accompagnait en permanence. Elle pensait la semer en prenant l’avion pour la France. Gare du Nord, où l’homme qui l’a fait voyager avec des faux papiers l’a abandonnée, ses angoisses étaient toujours là. Durant un mois, Hortense se débrouille par ses propres moyens : son corps pour toute monnaie d’échange. « La prostitution, c’était juste pour me nourrir. Dix à vingt euros la passe pour m’acheter des kebabs », sourit-elle pour mieux masquer sa gêne. Les clients, elle n’a pas à les chercher très loin. Comme elle passe ses journées et ses nuits assise sur un banc, accolée à sa petite valise, les hommes viennent l’aborder. « Je prenais tout. Même ceux qui vivent dehors. » Durant ce mois passé à la rue, l’hygiène d’Hortense se réduit aux quelques douches prises dans des chambres d’hôtel. Un jour, un passant s’engage à la mener jusqu’au bureau d’une assistante sociale. Au lieu de tenir sa promesse, il la viole. Puis, face au désespoir d’Hortense, il laisse échapper une brève lueur d’empathie : « J’ai pleuré face à cet homme. Je lui ai raconté toute mon histoire. Il m’a alors parlé du Comede [Comité médical pour les exilés]. » Il faut attendre un rapport non protégé, où Hortense « s’est vue en train de mourir », pour que le déclic se produise : direction l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Après des examens, le Comede la dirige vers l’Amicale du nid, qui vient en aide aux prostituées. L’association lui fournit une chambre d’hôtel et l’informe sur les structures qui offrent des repas. En juillet, Hortense replonge dans l’anxiété et finit en psychiatrie à l’hôpital Sainte-Anne. Aujourd’hui, Hortense consomme encore des antidépresseurs mais elle est capable de parcourir les rues où elle a échoué voilà déjà six mois.

[^2]: Plus d’un tiers des 133 000 SDF qui vivent en France sont des femmes (Insee, 2011).

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