La vie dans un centre fermé

Au CEF de La Rouvelière, près du Mans, l’équipe éducative a six mois pour responsabiliser des mineurs multirécidivistes.

Erwan Manac'h  • 18 octobre 2012 abonné·es

C’est un petit manoir en béton, caché derrière les arbres qui longent la Sarthe à Allonnes, à quelques kilomètres du Mans. Le centre éducatif fermé (CEF) de La Rouvelière se dresse derrière une clôture de ferraille de deux mètres de haut, surveillé par deux caméras. Douze mineurs de 16 à 18 ans sont placés là par le juge des enfants, pour six mois renouvelables. La plupart attendent un jugement pour des délits en récidive ou des crimes, en « contrôle judiciaire » depuis leur sortie de garde à vue. Ils encourent au minimum cinq ans d’emprisonnement pour des cambriolages, des vols ou des violences avec armes. D’autres sont placés ici en « mise à l’épreuve » à l’issue d’un jugement, ou en aménagement de peine après un passage en prison. « Ce sont des patates chaudes pour les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Ils ne savent plus quoi en faire », résume Ben-Insa Daroueche, chef de l’équipe d’éducateurs de La Rouvelière.

Les adolescents vont et viennent sans entraves dans le bâtiment. Ils se toisent, provoquent parfois les adultes en mimant des coups, poing ou pied levé vers leur visage. L’ambiance reste amicale, mais elle peut rapidement se tendre. « Ce sont des jeunes assez durs, raconte Mustapha Labzae, directeur du centre. La réponse doit être très rapide au moindre problème, sinon ils sont perdus, ils cherchent la limite, ils angoissent et cela peut chauffer. » Les premières semaines de placement sont donc dédiées à un recadrage musclé de ces mineurs « parfois complètement déstructurés », qui doivent (ré)apprendre le respect des règles. Après vingt-quatre   heures de « dégagement », seuls dans un hôtel avec deux éducateurs, ils intègrent le centre sans aucun droit de sortie. « En arrivant, tu es déprimé », se souvient Jimmy [^2], placé ici en contrôle judiciaire après une quinzième affaire en récidive qui aurait pu le conduire en prison. «   Tout le monde pète les plombs. T’as plus qu’une envie, c’est de partir », confie le jeune homme. Après deux   semaines étouffantes lors de son arrivée, Jimmy fugue en sautant la barrière du CEF. De lui-même, il finit par se rendre et accepter l’idée du placement. La première étape.

Pour les douze mineurs placés au CEF, le quotidien est très encadré. Les chambres sont fermées à 21   h   45, et un éducateur les réveille à 7   h   45 en semaine. Cinq cigarettes par jour sont distribuées à heures fixes pour ceux dont les parents ont signé une autorisation. Pas de téléphone portable ni de télé dans la chambre, encore moins de tolérance pour les accros à l’alcool ou au cannabis. « Tous les soirs, tu es comme en cellule, tu n’as rien à faire. Tu galères seul dans ta tête », raconte Younes, tout juste arrivé à La Rouvelière pour une affaire de violences avec arme. Avec des mots d’adulte, Younes énumère pourtant les raisons qui le poussent à accepter lui aussi son placement. « C’est après notre arrivée qu’on commence vraiment à réfléchir et à regretter. Aujourd’hui, c’est clair que je regrette mes délits. J’aimerais être auprès de mes parents. »

Les seules données disponibles sur la récidive après un placement en CEF datent d’une étude réalisée en 2008 par le ministère de la Justice. Elle démontre un taux de récidive élevé, qu’il faut relier au profil très particulier des jeunes placés :

• 39 % des mineurs placés en CEF entre 2003 et 2008 étaient impliqués dans une affaire pénale dans l’année qui suivait la fin de leur placement.

• 50 % d’entre eux étaient déscolarisés au moment de leur placement. 90 % présentaient un passé judiciaire « conséquent ».

• Sur 460 mineurs accueillis dans un CEF en 2010-2011, 49 % avaient une formation, un stage ou un emploi à l’issue de leur placement (source ministère de l’Éducation nationale).

• Entre 2006 et 2011, 10 % des structures associatives d’accueil des mineurs délinquants, hors CEF, ont été fermées faute de financement. Sur la même période, le nombre de CEF a doublé.

• En 2010, une journée en CEF coûtait en moyenne 637 euros, soit 10 % du budget global de la PJJ (source : Défenseur des enfants, 2010).

Une évaluation des CEF, lancée par Christiane Taubira, devra aussi tirer les leçons des graves dysfonctionnements observés sur le terrain. Plusieurs centres ont été contraints de fermer temporairement à la suite de violences au sein de l’établissement.

Au fil des semaines, le résident gagne des libertés au rythme d’un « référentiel » de cinq   niveaux. Un mois environ après son arrivée, il est autorisé à sortir avec un éducateur, ou à reprendre une scolarité selon ses capacités. Il peut retourner chez lui le week-end quatre à huit   semaines plus tard, en fonction de sa situation familiale. Doucement, les éducateurs tentent de responsabiliser le jeune. « Si, en le lâchant, on voit qu’il titube, on peut aussi le reprendre », explique Mustapha Labzae.

Dans le CEF de La Rouvelière, qui compte parmi les plus réputés de France, quatre   pédagogues à plein-temps assurent matin et après-midi des ateliers d’expression artistique, de mécanique, de sport et des cours de soutien pour les sept ou huit   jeunes encore quotidiennement au centre. « Sans généraliser, la plupart recourent au passage à l’acte comme moyen d’expression privilégié », analyse Frédérique Marchand, la psychologue qui accompagne à temps complet les enfants placés dans le cadre d’un programme expérimental sur la santé mentale mené au CEF de La Rouvelière. « Pour beaucoup, toute activité cognitive, en particulier l’école, est devenue une souffrance. Parce que c’est douloureux de réfléchir au regard de leur parcours. D’où le besoin de fumer du cannabis le soir ou d’écouter de la musique pour éviter de s’entendre penser. »

Par des ateliers artistiques ou créatifs, les pédagogues tentent donc de donner à ces jeunes des moyens de s’exprimer. « Au début, ça cassait la tête  », se souvient Jimmy, qui avoue s’être finalement familiarisé avec les éducateurs. « Leur histoire est tellement difficile qu’ils la refoulent. C’est pour cela qu’ils font des histoires, estime Mustapha Labzae, qui aime bien s’exprimer en maximes. Ils sont exaspérants parce qu’ils sont exaspérés. » Dans son costume rayé impeccable, Mustapha Labzae interpelle tour à tour « [s]es gamins ». Un subtil jeu de langage où le conflit est constamment mis en scène. Sans durcir le ton ni brandir de menace, il pousse le jeune vers le respect de la règle en le valorisant. L’ancien éducateur spécialisé, qui a repris la direction du CEF il y a six   ans après une courte fermeture pour de graves dysfonctionnements, n’est jamais désarçonné par ces enfants à l’aplomb insolent. « Je les connais, mes oiseaux », sourit-il avec un reste d’accent marocain. Sa méthode produit son effet sur des mineurs souvent « déçus ou trahis » par l’adulte. « Je crois qu’il a un don, confesse même un jeune, troublé, il est très fort. »

Dans la petite cabane qui lui sert d’atelier, Didier Déret, artiste, travaille des vieux bouts de ferraille rouillés… et l’estime de soi des enfants. Ils en font des sculptures. Ce matin d’octobre, le jeune qu’il doit accueillir, Amine, tout juste arrivé au CEF en contrôle judiciaire, est cloué au lit, « malade ». « Certains ont la boule au ventre, suggère Didier Déret, il faut qu’ils apprennent à évacuer leurs frustrations. » Amine cède finalement à l’insistance de ses éducateurs et accepte d’enfiler une blouse de travail pour écouter, la mine déconfite, le cours sur « la matière » qu’introduit son pédagogue. Il bougonne, craint les araignées et refuse d’empoigner le chalumeau. Mais les minutes s’écoulent et le garçon se laisse aller, avant, très vite, de retrouver le sourire et la parole. « C’est l’enfant qui doit gagner, moi je n’ai rien à gagner, raconte Didier Déret. Le chalumeau, la meuleuse, ce sont des prétextes. C’est pour leur montrer qu’ils sont capables de faire quelque chose dont ils peuvent être fiers. » « Il faut leur montrer qu’ils peuvent exister aux yeux de quelqu’un autrement que par leur passage à l’acte transgressif », analyse Frédérique Marchand. Pour ces ados, qui évoluent pour certains dans un environnement « toxique », la tâche est immense. Mais, grâce à des moyens humains et matériels importants –   le coût d’une journée à La Rouvelière avoisine les 500   euros par enfant   –, l’équipe tente d’ébrécher leur identité délinquante.

Les choses se compliquent lorsque les sorties se multiplient et quand le mineur retrouve son « milieu d’origine ». « Dehors, tu n’as personne pour t’arrêter. Tu es tenté d’aller avec tes potes, raconte Younes, qui affiche une étonnante maturité. Moi, j’arrive un peu à dire non quand je pense à ce qui va m’arriver si je recommence les “trucs”, mais ce n’est pas toujours simple. » D’autant que, si le juge ne renouvelle pas le placement au terme des six   premiers mois, les enfants ne sont plus suivis que pas leur éducateur PJJ, souvent surchargé de travail. En moyenne, les jeunes restent huit   mois à La Rouvelière, car le juge réitère leur placement pour leur permettre de finir la formation qu’ils y ont entamée. « La fragilité de ce dispositif, c’est l’après, estime toutefois Frédérique Marchand. Quand la famille ne peut pas prendre le relais, ça peut être compliqué.   »

Difficile aussi d’éviter que le placement n’aspire encore davantage certains dans la spirale délinquante. Des primodélinquants cohabitent ici avec des enfants qui présentent des troubles psychiatriques ou des multirécidivistes, qui ont pour certains un passif dans le « grand banditisme », via leur famille ou leur quartier d’origine. « Ils nous disent qu’on peut changer, mais ils nous placent avec douze jeunes qui ont commis des délits, raconte Mehdi d’une voix calme. On vit avec eux, et au bout d’un moment ça peut empirer. » Présent au centre depuis neuf   mois dans le cadre d’un contrôle judiciaire qui lui a permis de reprendre un contrat d’apprentissage, Mehdi est fatigué d’attendre ses nombreux jugements dans ce huis clos. « Pour eux, tous les jeunes sont des sauvages », accuse-t-il. Au démarrage, en 2002, les CEF restaient fermés durant tout le placement. « Ils avaient deux objectifs, se souvient Ben-Insa Daroueche, qui pilotait la mise en place d’un des premiers CEF. Nous voulions créer un établissement en alternative à l’incarcération, ouvert 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, à la différence des centres éducatifs renforcés. La création des CEF avait donné lieu à une importante polémique sur la contradiction entre éduquer et enfermer, alors que la socialisation est une partie importante des problèmes qu’il faut régler. »

Depuis, les CEF se sont nettement ouverts. Le projet de sortie se prépare rapidement avec l’enfant, l’éducateur PJJ et ses parents. À l’issue de leur placement, la plupart des jeunes retrouvent leur domicile familial ou d’autres structures. En 2008-2009 et 2009-2010, cinq enfants du CEF de La Rouvalière ont été finalement envoyés en prison après leur jugement (soit respectivement 20 % et 28 % des jeunes placés). Pour Jérémy, un jeune placé au CEF après plusieurs mois de détention provisoire, tout s’est passé très vite. Quelques mois après son arrivée, le jeune homme, un brin hyperactif et en proie à des crises d’angoisse, va débuter une formation et retourner vivre à plein-temps chez ses parents. Au début, son éducateur référent lui rendra visite trois   fois par semaine. « On ne lâche rien pour le moment, explique le directeur de l’établissement, qui reçoit Jérémy avec son père pour un dernier entretien. Si cela se casse la figure, tu reviens. »

Malgré cette ouverture et d’importants moyens financiers, les CEF continuent de souffrir d’une mauvaise réputation et restent des lieux difficiles à tenir. Si La Rouvelière est brandie en exemple par l’administration, qui a accepté notre présence, personne ne dissimule la dureté de la tâche. Le recrutement des éducateurs qualifiés, qui touchent en travaillant en CEF une prime d’environ 150 euros, est une gageure. Le taux d’encadrement est aussi jugé trop bas, les capacités d’accueil ayant été relevées de 9 à 12 enfants pour 24 adultes pour des raisons budgétaires. « Les barrières ne servent à rien, tranche Mustapha Labzae. C’est pour contenter la sphère politique et rassurer tout le monde. » Elles sont pourtant bien réelles. Et c’est malgré elles que l’équipe de La Rouvelière tente de casser l’engrenage de la récidive par un travail éducatif. Une politique de la main de velours, dans un gant de fer.

[^2]: Les prénoms ont été changés.

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