Chronique d’une obsession

Le philosophe Frédéric Gros explore la notion de sécurité au fil des siècles. De la sagesse antique à la « biosécurité » contemporaine.

Olivier Doubre  • 1 novembre 2012 abonné·es

On sait la place qu’occupe aujourd’hui le thème de la sécurité : « Son invocation envahit la parole publique » et est devenue un « enjeu médiatico-politique formidable ». Pas un jour ne passe sans que nombre de responsables politiques n’évoquent cette question, généralement à des fins électoralistes, à tel point qu’ils « en ont plein la bouche ». L’exigence de sécurité ne cesse aussi de progresser au sein des populations, qui souhaiteraient voir disparaître les risques inhérents à toutes leurs activités. Ainsi, le mot se voit accolé à des adjectifs : on parle bien sûr de sécurité « publique », mais aussi de sécurité « alimentaire », « énergétique », « informatique », etc. Curieux devant l’emprise et la prodigieuse progression de cette préoccupation, le philosophe Frédéric Gros, grand spécialiste de l’œuvre de Michel Foucault (et l’un des principaux éditeurs de ses Cours au Collège de France), s’est donné pour tâche d’explorer le sens de cette notion en retraçant l’évolution de sa signification au cours des siècles passés. Son Principe Sécurité vient ainsi éclairer ce qui semble bien devenu aujourd’hui une obsession, sinon un véritable spectre surplombant le débat public. Passant en revue ses multiples conceptions selon les époques, l’auteur distingue quatre grands « foyers de sens », chacun d’entre eux étant lié à une tradition philosophique ou politique. Le premier remonte aux sagesses antiques, épicurienne, stoïcienne ou sceptique. La sécurité alors s’entend, chez Sénèque ou Épictète, comme un « état mental équilibré, une disposition de l’âme pleine de tranquillité, de quiétude, de confiance ». En somme, comme le montre Frédéric Gros, la sécurité, pour ces écoles de philosophie qui ont pris leur essor à partir du IIIe siècle avant notre ère, consistait en « ce qu’on appellerait aujourd’hui la sérénité ». En fait, ces écoles de pensée vont en faire « la caractéristique principale du sage » et, surtout, « proposeront des techniques spirituelles propres à l’acquérir ».

Mais la sécurité prend rapidement un sens plus « objectif », celle d’une « situation caractérisée par l’absence de dangers, l’effacement définitif des périls ». Or, cette approche, qui prend un « sens radical », relève en fait d’une « utopie »  : celle d’une sécurité absolue, d’un « monde sans souffrance ni malheurs, un monde de joie sans nuages ». La sécurité d’un « monde parfait », en somme. C’est la deuxième acception de la notion, développée en particulier par les chrétiens millénaristes dès le IIe siècle, projetant « un état de l’humanité absolument harmonieux où auraient disparu toute violence, toute agressivité, toute haine ». Cet état de l’humanité serait aussi celui de la fin de l’histoire et de ses tensions, celui du « dimanche de l’histoire », comme le note élégamment Frédéric Gros. Le troisième « foyer de sens », selon l’auteur, intervient lorsque les philosophes se sont préoccupés de garantir cette situation objective, qui ne relevait jusqu’ici que d’une utopie. C’est évidemment à l’État que revient ce rôle, énoncé par les auteurs de philosophie politique. Depuis Hobbes et son Léviathan jusqu’à Foucault. Mais Frédéric Gros passe aussi en revue les écrits de Locke, de Spinoza, de Rousseau ou de Carl Schmitt sur le problème de la sécurité. Celle-ci nécessite « l’État garant », qui fait d’elle sa « fonction première », et prend là « trois dimensions », incarnées par trois personnages : « le Juge, le Policier, le Soldat ». La sécurité s’entend donc, depuis la fin du XVIIe siècle en Occident, avec ces trois déclinaisons, juridique, policière et militaire…

Enfin, le quatrième « foyer de sens » est le plus récent, le plus actuel, et nourrit aujourd’hui au quotidien notre imaginaire et « toute une série d’expressions récentes ». C’est la sécurité qui est « accompagnement de flux » (« alimentaire », « informatique », « énergétique », et même « humaine » ou « sociétale »). Il s’agit là de garantir « la continuité d’un processus », aussi bien de flux « matériels » que d’un « processus vital ». Frédéric Gros nomme cette acception la plus contemporaine « biosécurité », faisant directement référence au Michel Foucault des derniers Cours au Collège de France, notamment Naissance de la biopolitique. La sécurité devient donc à la fois contrôle, régulation et protection. La fin de l’ouvrage met l’accent sur les conséquences de cette dernière acception, qui « inspire des mécanismes, des dispositifs, des techniques de sécurisation du noyau vital de l’individu », considérant la vie comme « fragile, précaire, perméable ». Frédéric Gros souligne ici que l’individu, le sujet politique, devient aussi un « client » à protéger, en insistant sur le rôle croissant des sociétés privées dans ce nouveau « marché » que constitue désormais la sécurité. Et le philosophe d’insister ainsi sur le paradoxe de cette biosécurité : censée protéger des peurs, voire chargée de les diminuer, elle ne cesse en fait et en même temps, lois du marché obligent, de développer le sentiment de peur, voire une véritable culture de celle-ci. Culture de peur induite par la biosécurité elle-même…

Idées
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